Paul Colize
Concerto pour quatre mains
« Ce qui compte, ce ne sont pas les années qu’il y a eu dans la vie, mais la vie qu’il y a eu dans les années. »
Abraham Lincoln
L’homme avança de quelques pas, s’arrêta au bord du trottoir et jeta un coup d’œil vers le bout de la rue.
Il plissa les yeux et tenta de discerner la cime des marronniers qui refleurissaient sur le boulevard Arago. Son acuité visuelle avait baissé et son horizon se brouillait au-delà des cabines téléphoniques adossées au mur d’enceinte, à une trentaine de mètres.
Durant sa première année de détention, en isolement total au sous-sol de la prison, dans le quartier de haute sécurité, les arbres centenaires avaient été son dernier souffle de liberté.
À travers l’étroit soupirail de la cellule, il les avait vus agoniser avant de reprendre vie au printemps.
Il s’était promis d’aller à leur rencontre, un jour, et de poser ses mains sur leur tronc pour éprouver leur force.
Il ferma les yeux et respira à pleins poumons.
La tête lui tourna.
Les appareils photo le mirent en joue.
Il se redressa et fit face aux journalistes venus guetter sa sortie. Fidèle à sa réputation, il ferma le bouton de son veston, ajusta son nœud de cravate et plongea une main dans sa poche.
Une femme se détacha du groupe, traversa la rue et vint à sa rencontre.
— Bonjour. Vous avez l’air en forme.
Il la reconnut.
— Bonjour, Christine. Vous n’avez pas changé.
— Je vous remercie. Que comptez-vous faire maintenant ?
Il marqua un silence, parut réfléchir.
Après quelques instants, il se pencha vers la journaliste, prit le ton de la confidence et lui adressa une réponse que les principaux médias reprendraient un an plus tard.
— Entrer dans la légende.
Le lundi 18 février 2013, à 19 h 47, un break Audi A6 de la police suivi d’une camionnette Mercedes Vito pénétra dans l’enceinte de l’aéroport de Zaventem en forçant une clôture située entre deux chantiers.
Les voitures munies de gyrophares traversèrent le tarmac à vive allure et s’immobilisèrent à hauteur d’un fourgon de la société Brink’s alors que les agents de sécurité embarquaient une cargaison à bord d’un Fokker 100 affrété par la compagnie Helvetic Airways.
Huit hommes cagoulés, vêtus d’uniformes de policier et armés de fusils-mitrailleurs équipés de viseurs laser, surgirent des véhicules. Ils menacèrent les gardiens du fourgon ainsi que le pilote et le copilote de l’avion puis contraignirent le personnel à ouvrir l’espace de chargement.
Ils grimpèrent à bord et s’emparèrent d’une importante quantité de colis contenant des diamants. Une fois leur butin chargé, ils remontèrent dans leurs véhicules et ressortirent de l’aéroport par la même voie.
Aucun coup de feu n’avait été tiré et personne n’avait été blessé. L’opération avait duré moins de trois minutes, sans aucun impact sur le trafic aérien. La trentaine de passagers présents dans l’avion ne s’étaient rendu compte de rien.
Le parquet ordonna l’ouverture d’une enquête et le laboratoire de la police judiciaire intervint sur les lieux.
Peu après les faits, l’un des véhicules ayant servi au braquage fut retrouvé carbonisé sur une route de Zellik, au nord-ouest de Bruxelles.
Au total, cent vingt colis avaient été dérobés, pour la plupart des diamants bruts non taillés appartenant à plusieurs diamantaires.
Lors de la conférence de presse organisée le lendemain, le porte-parole de l’AWDC, l’Antwerp World Diamond Center, déclara qu’il s’agissait de diamants bruts en provenance d’Anvers dont la valeur s’élevait à quelque cinquante millions de dollars. En outre, il se montra inquiet pour le préjudice qu’un tel hold-up était susceptible de porter à l’industrie diamantaire anversoise.
Les médias relayèrent aussitôt l’information et de nombreux experts furent appelés à s’exprimer.
Certains ne se privèrent pas de se lancer dans des extrapolations hâtives ou hasardeuses.
L’un d’eux déclara que le créneau durant lequel une cargaison est la plus vulnérable est celui où on la charge dans l’avion, c’est pourquoi les soupçons devaient se porter en priorité sur les transporteurs, même si, dans une expédition de ce type, de nombreuses personnes sont généralement impliquées, comme le propriétaire, l’acheteur ou encore la douane.
Interrogé sur l’endroit où pouvaient se trouver les pierres à l’heure actuelle, un ancien policier déclara qu’il était possible qu’elles soient toujours en Belgique où l’on trouve d’excellents tailleurs, mais qu’il était tout aussi envisageable qu’elles soient reparties vers la Chine, Israël ou la Russie, cette dernière disposant d’ateliers de taille tenus par la mafia.
Un diamantaire estima que ce genre de marchandise était difficile à écouler du fait que les diamants étaient bruts. En conséquence, ils ne pourraient être revendus qu’auprès de personnes exerçant le négoce ou la fabrication de tels minéraux.
Il étaya sa thèse au micro d’une station de radio.
— Chaque pierre a des caractéristiques précises. Elles ont été livrées à Anvers, triées puis revendues. On connaît la date de leur arrivée, les mains par lesquelles elles sont passées et où elles sont reparties. N’importe quel expert pourra détecter leur type à l’œil nu et saura si elles viennent de Namibie, du Congo ou de Russie.
Il conclut son intervention en émettant un pronostic surprenant.
— Pour des questions d’assurance, j’ai la conviction que la somme annoncée a été sous-estimée.
Dans le même temps, un journaliste de la Gazet van Antwerpen cita de source sûre que le montant était vraisemblablement six fois supérieur à celui annoncé.
Quant aux auteurs du braquage, un criminologue déclara que le modus operandi , les armes utilisées et les rares filières susceptibles d’écouler le stock faisaient penser à des truands venus de l’étranger, même si les quelques mots échangés pendant l’attaque l’avaient été en français.
Selon lui, les malfrats venaient de Russie, du Kosovo ou de Serbie.
L’un de ses alter ego estima au contraire qu’il fallait regarder du côté du grand banditisme bruxellois qui restait sur des succès retentissants. L’attaque du Grand Casino de Bruxelles en 2007 ainsi que les trois précédents hold-up réalisés sur le même aéroport en octobre 2000, au début avril 2001 et le 24 novembre 2005 n’avaient jamais été élucidés.
En tout état de cause, le panel d’experts interrogés s’accorda à considérer que ce braquage resterait vraisemblablement dans les annales criminelles comme le casse du siècle.
Didier ouvre la porte et écarquille les yeux.
— C’est quoi, ce bitos ?
J’ôte mon chapeau, le lisse de la main.
— Guerra. Fabriqué à la main à Borgosesia. Cachemire et feutre. Je ne te dis pas le prix, ça te ferait mal aux gencives.
Il se tape sur les cuisses.
— Tu es superbe, on dirait Humphrey Bogart.
— Humphrey ne portait que des Borsalino.
L’idée du chapeau m’est venue quand j’avais une vingtaine d’années, pendant mes études de droit. J’avais besoin d’un document administratif pour l’université. Je suis allé au secrétariat où j’ai rempli un long formulaire et répondu à un tas de questions.
Quinze jours plus tard, je suis allé récupérer le papier.
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