Je jette un coup d’œil à ma montre.
— Comme je vous l’ai dit, je ne peux pas rester, j’ai une audience au Palais de Justice.
Il poursuit comme s’il ne m’avait pas entendu.
— Je ne sais pas ce qui lui a pris. Il avait arrêté tout ça.
— Il a déjà eu des problèmes avec la justice, si j’ai bien compris ?
Il relève la tête.
— Oui, mais je pensais que c’était terminé.
— Que s’est-il passé ?
Il avale son thé d’un trait.
— Il faut que je commence par le début. Je suis né à Oran. Mes parents ont quitté l’Algérie à l’indépendance, quand j’avais six ans. On a d’abord vécu en France. Puis on est venus en Belgique. J’avais seize ans. Cela fait plus de quarante ans que je vis ici. J’ai repris ce magasin quand Akim est né. Akim et Youssef sont les enfants de mon premier mariage. Quand j’ai divorcé, ils sont restés avec leur maman. Je me suis remarié. J’ai eu une fille et un garçon de mon deuxième mariage. Ma première femme est morte il y a dix ans. Akim avait quinze ans, Youssef treize. Youssef, c’est le garçon que vous avez vu dans le magasin, il travaille avec moi.
Je l’interromps.
— À la mort de votre première femme, ils sont venus vivre avec vous ?
— Oui, ça n’a vraiment pas été facile. J’ai eu beaucoup de problèmes avec Akim. Pourtant, Adel, ça veut dire équitable et juste. J’ai toujours été équitable avec mes fils, je les ai toujours traités sur un pied d’égalité.
— Je comprends.
— Akim a dû changer plusieurs fois d’école. Les études ne lui convenaient pas. Il a arrêté d’aller à l’école quand sa mère est morte. J’avais le magasin, je ne pouvais pas m’occuper de lui. Il ne faisait rien, il dormait toute la journée. Le soir, il perdait son temps dans la rue. Il a fait des mauvaises rencontres, des voyous. Ils l’ont pris dans leur bande. Ça a commencé par quelques larcins. La police l’a arrêté plusieurs fois.
— Il a déjà fait de la prison ?
— Oui. Un jour, il y a eu un accident. Sa bande a tenté de voler une voiture. La propriétaire était une vieille dame. Elle a été traînée sur le sol. Akim a été le seul à avoir été appréhendé et n’a pas voulu dénoncer ses complices. Il a fait quarante-huit mois de prison. Il n’a pas eu de remise de peine. Il a dû attendre trois ans pour recevoir son premier congé pénitentiaire. En plus, ils l’ont mis à Andenne, c’était difficile pour nous d’aller le voir. Là-bas, il était avec des hommes qui avaient commis des actes beaucoup plus graves et qui sont sortis avant lui. Il est belge, mais il s’appelle Akim Bachir, vous savez ce que ça veut dire ?
Je consulte ma montre sans chercher à dissimuler mon geste.
— Votre fils m’a dit qu’il ne veut pas être défendu. Voici les papiers qu’il a reçus. Ils vous seront nécessaires s’il change d’avis.
Je pose l’enveloppe sur la table.
Il cligne des yeux puis secoue la tête.
— Ce n’est pas possible. Ça va faire deux ans qu’il est sorti de prison. Il n’a plus rien fait de mal. Il s’est marié, il a une famille, son fils va avoir un an. Il avait décidé de changer, d’arrêter. Je ne comprends pas.
L’impatience me gagne.
Je me lève.
— Je dois y aller, monsieur Bachir.
Il ôte son bonnet, passe une main dans ses cheveux.
— Qu’est-ce qu’il va devenir s’il ne veut pas qu’on le défende ?
— On ne peut pas l’obliger, monsieur Bachir, il est majeur. Certaines personnes choisissent de se défendre elles-mêmes. Cette affaire est sérieuse, il avait un couteau, c’est considéré comme un vol à main armée. En plus, une personne a été blessée.
— Vous allez le revoir quand il se sera calmé et vous allez le convaincre, n’est-ce pas ?
— Vous y arriverez mieux que moi. Allez lui rendre visite et parlez-lui. Le cas échéant, je vous donnerai le nom d’un de mes confrères.
Il se lève à son tour.
— Non, maître, c’est vous que je veux. Vous avez défendu le fils de mon cousin et vous avez fait un bon travail. Il m’a dit que vous alliez le faire sortir, que vous arriverez à le défendre.
— Monsieur Bachir, les lois sont les lois, tous les avocats les connaissent.
La télévision indique qu’il est 10 heures.
— Il faut que j’y aille.
Il attrape les papiers et me les rend.
— Je vous en prie.
Je jette un coup d’œil vers la chambre obscure. La femme assiste à la scène, immobile.
Je dois sortir de cette impasse.
Je reprends l’enveloppe.
— Je donnerai ces documents à l’un de mes associés. Il vous rappellera aujourd’hui ou demain.
Je n’attends pas sa réponse et tourne les talons. Je parcours le couloir au pas de charge et ressors du magasin.
La pluie s’est mise à tomber, fine et glaciale. Youssef est sur le trottoir. Il arrange l’étalage en m’observant du coin de l’œil.
La demande d’Akim me revient.
— Vous êtes Youssef ?
Il me lance un regard inquiet.
— Oui, monsieur.
— J’ai vu Akim ce matin.
— Je sais.
— Il m’a chargé d’un message pour vous.
Il me dévisage quelques instants.
— Il m’a demandé de vous dire qu’il était vivant.
Il hoche la tête.
J’insiste.
— Vous savez ce que cela signifie ?
Il hausse les épaules.
— Ça veut dire qu’il n’est pas mort.
Il se détourne et poursuit son travail.
Je l’interpelle.
— Youssef ?
Il se retourne. Des larmes troublent son regard.
— Quoi ?
Cette affaire n’a rien d’excitant et je suis débordé. Je devrais m’en aller et déléguer ce dossier à quelqu’un d’autre. C’est ce que ferait tout confrère sensé.
— Dites à votre père que je m’occuperai d’Akim, s’il arrive à le faire changer d’avis.
Mes élans de compassion ont souvent pesé sur mes décisions.
Je remonte dans ma voiture et démarre sur les chapeaux de roue.
5
Le meilleur gage de succès
Franck Jammet aurait pu suivre la voie tracée par son père et enseigner l’anglais ou les mathématiques. Les professeurs qui l’avaient côtoyé estimaient que c’était un élève brillant. Sa capacité à jongler avec les chiffres et ses résultats scolaires en témoignaient.
Il aurait également pu reprendre le commerce de fleurs que sa mère avait ouvert à Uccle, au sud de Bruxelles. Il aimait la nature et avait la main verte.
Son professeur de piano le voyait embrasser une carrière de pianiste virtuose. Il disait que son jeu était brillant et qu’il était capable d’interpréter des œuvres de Chopin ou de Rachmaninov sans maniérisme ni rubato outrancier.
Son intelligence, son ingéniosité et sa curiosité lui auraient permis d’envisager d’autres métiers encore si la conjonction de certains événements n’en avait décidé autrement.
De manière paradoxale, son attirance pour les braquages spectaculaires et les casses de haut vol lui vint de son éducation religieuse et des bons principes que lui inculquèrent ses parents.
À l’âge de onze ans, il fut contraint de servir la messe à l’église de sa paroisse, tâche dont il s’acquittait en compagnie de son ami Alex et d’autres gamins de l’école. Pas moins de six offices étaient célébrés le dimanche, quatre dans la matinée et deux en début de soirée.
La grand-messe de 11 heures était la plus solennelle et la plus fréquentée. Elle s’étirait sur près de deux heures, jalonnées par les chants liturgiques scandés par l’organiste et le sermon enflammé du prêtre.
Durant l’offertoire, les enfants de chœur se rendaient en file indienne dans la sacristie pour y prendre les sébiles et retourner faire la quête.
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