— Et ce Witmeur, s’il appelle, qu’est-ce que je fais ?
— Vous me le passez.
— Ce qui signifie que vous comptez rester ici ?
Je fis une moue désabusée.
— Contre mon gré, je peux vous l’assurer, mais il en va du succès de l’opération.
Elle accepta la perspective d’avoir à me supporter une nuit de plus. Selon moi, elle souhaitait surtout ne pas rester seule pendant cette épreuve.
— Vous pensez que ce Witmeur a réussi à le mettre sur écoute ?
— S’il ne l’avait pas fait, il m’aurait rappelé.
— Peut-être.
Elle choisit de changer de sujet.
— J’ai faim. Les émotions, ça creuse. Vous n’avez pas faim, vous ?
— Si, mais il est hors de question que nous sortions. Nous devons être à l’aise pour parler si le téléphone sonne.
Elle me regarda avec une expression indéfinissable.
— Vous voulez que je fasse appel à un service traiteur ?
J’appréciai l’initiative.
— Vous avez ça, à Paris, un service traiteur à cette heure-ci ?
— Bien sûr. Vous préférez pizza, sushi ou kebab ?
Il était minuit passé lorsqu’une pizza quatre saisons froide et molle nous fut livrée par un ado bardé de piercings qui sentait l’huile de moteur. Nous la mangeâmes dans la cuisine, sans appétit, accompagnée d’une bière blonde pour masquer le goût.
Pour meubler, j’indiquai les photos éparpillées sur le pêle-mêle.
— C’est votre fille ?
— Oui. Elle est chez son père, en Normandie. Je la récupère dimanche.
— Elle est mignonne.
Elle redevint aussitôt elle-même.
— Mon appartement est joli, ma fille est mignonne, arrêtez votre cinéma, vous n’en croyez pas un mot ! En plus, je suis certaine que vous détestez les enfants.
Le visage grimaçant de la gamine de Caroline traversa mes pensées.
J’avalai une gorgée de bière.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Un vieux garçon égoïste comme vous ne connaîtra jamais le bonheur d’avoir un enfant.
— C’est ce que me disent habituellement ceux qui en ont. Assez curieusement, après m’avoir dit cela, je les entends s’en plaindre, quel que soit l’âge de leur progéniture. Parce qu’ils veulent la Barbie cow-boy ou le dernier jeu vidéo, parce qu’ils veulent sortir jusqu’à l’aube, parce qu’ils veulent se faire tatouer, parce qu’il se drogue ou qu’elle est enceinte.
— Vous parlez comme les bobos parisiens.
— N’empêche, les divorcés sont plus cohérents, ils vantent rarement les vertus du mariage.
À court d’arguments, elle se leva et quitta la pièce pour rejoindre le salon.
Nous passâmes l’heure suivante à consulter nos tablettes respectives en espérant recevoir un appel. En craignant d’en recevoir un aussi.
À une heure du matin, nous décidâmes d’arrêter de veiller.
Ni Tipo ni Witmeur n’avaient appelé.
Je ne pouvais cependant imaginer que j’avais fait fausse route. La réaction qu’avait eue Tipo était là pour le prouver. En définitive, il voyait mieux que nous ce que les mots de Christelle Beauchamp signifiaient. Lancer des informations fragmentaires pour susciter une réaction et en savoir plus faisait partie de mes artifices coutumiers.
L’un des aspects troublants était la question qu’il avait posée sur le ton de la surprise.
Pourquoi vous me contactez, moi ?
Qui d’autre que lui aurions-nous dû contacter ?
Adil Meslek ? Un modeste préparateur physique payé à la prestation ? Par ailleurs, son étonnement suivi de son accès de colère semblait indiquer que ledit Meslek n’avait pas osé l’informer de notre visite à Casablanca.
L’autre aspect préoccupant était le silence qu’il avait observé après l’appel. Je m’attendais à ce qu’il reprenne contact avec nous pour avoir plus de détails ou négocier le délai et le montant.
Sur ce dernier point, je n’avais aucune idée de la hauteur de la somme à négocier. Pas plus que je n’en avais sur le déroulement de la suite des opérations au cas où il n’y aurait aucune réaction de la part de Witmeur. Je me voyais mal organiser une remise de rançon, sans compter qu’il me faudrait échanger une lettre qui n’existait pas contre une somme d’argent dont le montant était indéterminé.
Je tentai de juguler le stress qui me submergeait.
Peut-être ne parvenait-il pas à atteindre les personnes concernées ou attendait-il le lendemain pour agir ?
Peut-être cherchait-il les moyens de réunir la somme ?
En tout état de cause, je ne pouvais concevoir qu’il ait raccroché après l’appel pour aller dormir.
Somme toute, le silence de Witmeur était plus inquiétant. Si Tipo avait passé quelques appels téléphoniques, pourquoi ne m’avait-il pas rappelé pour me le signaler ? Dans le cas, peu probable, où Tipo n’aurait eu aucune réaction, pourquoi ne s’était-il pas empressé de m’informer qu’il s’agissait d’un nouveau joli tuyau crevé ?
Dernière possibilité, Tipo avait contacté la police. Il me restait alors à prendre la fuite au plus vite. Le chantage et la tentative d’extorsion de fonds s’ajouteraient à la liste déjà longue des délits que l’on me reprochait d’avoir commis.
Cette éventualité me fit craindre que Witmeur ne fût occupé à localiser mon téléphone. Durant quelques instants, je l’imaginai, remontant l’avenue, muni d’un petit appareil équipé d’une antenne, comme le policier à l’entrée de l’aéroport d’Alger, suivi comme son ombre par un commando d’intervention spéciale armé jusqu’aux dents.
Les minutes passant, je commençai à douter du plan que j’avais concocté.
Je jetai un coup d’œil à ma montre.
Il était plus d’une heure : je ne pouvais plus rien entreprendre aussi tard. Le plus raisonnable était de laisser la nuit me porter conseil.
Je proposai à Christelle Beauchamp de conserver mon téléphone, de se retirer dans sa chambre et de me fournir de quoi dormir sur le canapé.
— Si Tipo appelle ?
— Remballez-le, demandez-lui de vous rappeler dans une demi-heure et venez me rejoindre.
— Si votre flic appelle ?
— Les chances sont minces. Si cela se produit, ne décrochez pas, foncez et passez-le-moi.
Elle s’éloigna de quelques pas et fit demi-tour.
— Je vais peut-être vous paraître pessimiste, mais je n’ai pas l’impression que votre plan ait la moindre chance de fonctionner.
Sa remarque ne fit que retourner le couteau dans la plaie.
— Nous ne savons pas ce qui se passe de l’autre côté. C’est peut-être le branle-bas de combat.
Son visage exprima la plus profonde perplexité.
— Bien sûr. Je vais vous chercher un sac de couchage.
Elle revint quelques instants plus tard et jeta un sac de couchage sur le canapé. Il était dans un état pitoyable et exhalait une odeur de feu de bois refroidi.
— Merci.
— Salle de bains, première porte à gauche dans le couloir, les toilettes en face. Vous serez gentil de rabattre la lunette du WC.
— Bien sûr. Pour qui me prenez-vous ?
— Et ne vous avisez pas d’entrer dans ma chambre.
— Bien sûr que non.
Elle tourna les talons et quitta la pièce.
— Bonne nuit.
— Bonne nuit, Christelle.
— Ne m’appelez pas Christelle.
Je ne sais au juste ce qui troubla mon sommeil.
J’ouvris les yeux.
Il commençait à faire jour.
Je jetai un coup d’œil à ma montre. 5 h 20. Mes pieds dépassaient du canapé. L’odeur du sac de couchage me collait à la peau et imprégnait l’air ambiant.
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