— Elle vous a demandé de vous mettre à la recherche de l’enfant ?
— Non, au contraire. Elle ne voulait pas que je m’en occupe. Elle avait assez souffert de cette rupture. Elle ne voulait plus être confrontée à l’angoisse, aux humiliations et aux faux espoirs.
— Qu’a-t-elle fait ?
— Elle m’a demandé de lui faire un enfant.
Nathan fut ému par cette révélation.
— J’imagine sans peine ce que votre femme a dû subir et ce qu’elle a dû éprouver, mais un enfant ne remplace pas un autre enfant.
— Je sais. Elle ne l’a réalisé qu’après la naissance de Milosz. Nous avons deux enfants, monsieur Katz, si je lui en donnais sept ou huit, il lui en manquerait toujours un.
— Je comprends. Ma fille se trouve loin d’ici, en Israël. Je pense à elle souvent.
Il marqua un temps avant de poursuivre.
— Mais je pense sans arrêt au fils que j’aurais dû avoir.
Robert Kervyn acquiesça.
— Je sais ce que vous avez vécu. Élie m’en a parlé. Vous savez ce que sont la douleur et l’absence.
— Je sais ce qu’est le vide dans le cœur laissé par l’enfant et la femme que l’on a aimés.
— Je suis désolé.
Nathan battit l’air d’un geste fataliste.
— Cela fait donc cinq ans que vous recherchez cet enfant ?
— Sans que ma femme le sache. Je ne veux pas lui donner de faux espoirs et la décevoir.
Nathan le dévisagea quelques instants.
— Vous devez beaucoup l’aimer.
— Je l’aime, simplement.
— J’ai de l’estime pour vous. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider, je vous donnerai les informations que je trouverai, mais ne prenez pas de risques insensés.
— Je n’ai pas l’intention de me faire tuer, je serai prudent.
Nathan glissa la main dans sa poche et en ressortit un objet enveloppé dans une bande de tissu.
— Prenez ceci.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un pistolet. De très petite taille. Vous pourrez facilement le dissimuler dans vos affaires ou le fixer le long de votre jambe. Le numéro de série a été effacé par nos soins. Vous savez manier une arme, si j’ai bien compris ?
Kervyn glissa l’arme dans son manteau.
— Je vous remercie.
Ils se serrèrent la main.
Avant de se séparer, Nathan l’interpella en souriant.
— Une question, monsieur Kervyn, pourquoi portez-vous ce vieux chapeau troué ?
Kervyn rit de bon cœur.
— C’est un porte-bonheur. J’ai mis ce chapeau pour la première fois quand nous avons attaqué le convoi dans lequel se trouvait Élie. Un Allemand m’a tiré dessus, la balle a traversé le chapeau sans m’atteindre. Depuis, je le porte quand je pars à la recherche de Reinhard.
Au moment où ils se levèrent, Nathan remarqua la présence de Moshe. Il s’était mêlé à un groupe de touristes. Pour faire bonne figure, il tenait un appareil photo dans les mains et faisait mine de prendre des clichés du parc.
Je parcours les allées du cimetière.
Le soleil est voilé. Le temps est à l’orage. La chaleur alourdit ma marche.
Cette fois, je sais où se trouve le caveau de famille.
Je m’arrête au pied de la tombe. Les noms sont alignés les uns en dessous des autres, par ordre de disparition.
Je dépose les fleurs.
Celles de Reinhard d’abord, les miennes ensuite.
Nous sommes allés les chercher ce matin, après notre nuit blanche. Il m’a emmené dans une ferme, à quelques kilomètres de là.
Une femme en tablier nous a fait entrer dans une vaste serre, au fond de la cour. Reinhard a choisi les fleurs, la femme les a ensuite cueillies et lui a préparé un bouquet. Il en a pris un second, pour Laura, un troisième pour sa femme.
À mon tour, je lui en ai commandé un, pour ne pas être en reste.
Il n’a pas voulu que je paie et a remis un colis à la femme.
Il contenait du pâté de sanglier. Je n’arriverai jamais à me débarrasser de cette odeur. Elle est incrustée dans les fibres de mes vêtements, elle exhale de tous les pores de ma peau.
Il a lancé une phrase et s’est mis à rire.
Laura me l’a traduite.
— C’est comme ça que ça se passe ici.
Il travaille pour une coopérative de fermiers. Il est chargé de protéger leurs champs des hordes de sangliers. Ces bestioles sont capables de saccager plusieurs hectares en quelques heures.
Quand il en abat un, il le dépèce et entame sa tournée. Il troque un quartier de sanglier contre deux poulets et quelques œufs. Il échange l’un des poulets contre du lait et du beurre, une partie du beurre contre du pain, et ainsi de suite. Le commerce à l’ancienne.
Comme beaucoup, il regrette la réunification. Du temps de l’Est, les gens s’entraidaient. Aujourd’hui, c’est chacun pour soi et l’argent est roi.
Il a griffonné quelques mots sur une carte et l’a accrochée au bouquet.
Für Mama, in Liebe.
Bellini n’a pas eu besoin de traduire.
Elle nous a suivis jusqu’au bout de la nuit, passant sans relâche de l’allemand au français. Elle ne tenait plus debout.
Elle a fait du bon boulot.
Reinhard m’a fourni les pièces qui me manquaient et j’ai rempli les vides qu’il n’était pas parvenu à combler.
Il nous reste quelques zones d’ombre malgré tout.
Lorsqu’il avait neuf ans, ses parents lui ont avoué la vérité : il était un enfant adopté dans le cadre du programme des Lebensborn , les « fabriques d’enfants parfaits » créées par les nazis.
En août 1944, un officier de la Waffen-SS , un homme d’un village voisin qu’ils connaissaient de vue, a débarqué chez eux. Il leur a remis Reinhard qui avait un an à ce moment-là.
C’était plus qu’une demande d’adoption, c’était un ordre. Il leur a brièvement expliqué d’où venait l’enfant. Plus tard, il leur a fait parvenir les papiers qui officialisaient l’adoption en leur demandant de garder le silence.
Le couple a eu deux enfants par la suite. Peu à peu, ils ont avantagé leurs enfants naturels. Ils ont fini par considérer cet enfant adoptif comme un poids.
Reinhard ne comprenait pas ce qui se passait. Il se sentait mis à l’écart et a commencé à faire des crises de jalousie. C’est alors qu’ils lui ont avoué la vérité.
Ce jour-là, le ciel lui est tombé sur la tête.
Le couple lui a raconté que son vrai père était mort sur le front russe et qu’il était le produit d’une copulation planifiée. Ils lui ont dit qu’ils ne connaissaient pas le nom de sa mère, mais que cela n’avait aucune importance.
Je lis son nom sur la stèle.
Je me penche vers elle. Je murmure :
— Je regrette tellement.
Il est seize heures, l’orage gronde.
En toute logique, je devrais aller à l’hôtel Die Post , m’offrir une nuit de repos, le manque de sommeil risque de déclencher une migraine.
Je retrouve ma voiture.
Je pourrais être à Bruxelles vers vingt-deux heures. Bellini n’est plus là pour me harceler avec les limitations de vitesse.
Je reprends l’autoroute en direction de Ulm.
La fatigue m’envahit.
Le pauvre gosse a éprouvé la honte et n’a osé en parler à personne. Vers quinze ans, il a commencé à s’informer sur ce qui s’était passé pendant la guerre en Pologne, dans la région où son père était cantonné avant de partir au front. L’un de ses profs lui a répondu que les soldats allemands qui étaient restés pendant plusieurs mois en Pologne s’occupaient des camps.
Il a grandi avec cette certitude.
Ses parents adoptifs l’ont de plus en plus négligé. Il a dû se débrouiller seul. Il a commencé à travailler dans les champs à seize ans.
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