Par mesure de précaution, Nathan expliqua brièvement à Moshe de quoi il retournait et lui proposa de le suivre à la dérobée. Ils partirent en même temps, mais Moshe prit de l’avance, le handicap de Nathan l’empêchant de marcher au même rythme.
Robert Kervyn avait débarqué à Tempelhof tôt le matin et attendait à l’heure et à l’endroit convenus. Il portait un long manteau gris et avait l’allure des nombreux hommes d’affaires qui sillonnaient Berlin en tous sens. Nathan prit note qu’il était coiffé du même chapeau troué qu’à Caprino Veronese.
Les hommes se serrèrent la main et prirent place sur l’un des bancs, surprenant quelques lapins qui s’enfuirent en gambadant.
Kervyn marqua sa surprise.
— Il est rare de voir des lapins courir dans le centre d’une grande ville.
Nathan sourit.
— Au Tiergarten, vous pouvez croiser des lapins et des renards. Certains prétendent y avoir vu des sangliers.
— Pourquoi votre organisation a-t-elle choisi Berlin ? C’est une ville que vous devez détester.
Nathan soupira.
— C’est ici que tout a commencé, c’est ici que tout s’est terminé. Les Anglais, les Français et les Américains sont à portée de main. Les Russes sont là aussi. Tous sont susceptibles de nous fournir de précieuses informations sur ce que nous cherchons.
Kervyn jeta un regard circulaire.
— Berlin est une ville étrange. Cet endroit est un havre de paix. Il est difficile d’imaginer ce que cette ville a connu et ce qu’elle risque de connaître. Vous n’avez pas l’impression d’être assis sur une poudrière ?
— C’est l’opinion de beaucoup de Berlinois, surtout après les émeutes qui ont eu lieu l’année passée et la manière dont les chars russes ont maté la révolte. Les Allemands de l’Est ont compris à qui ils ont affaire et passent à l’Ouest. Il en vient davantage tous les jours. Cet exode est un solide affront pour les communistes. Ils ne laisseront pas la situation se dégrader. Un jour, ils construiront une frontière dans la ville.
— Et ce sera une nouvelle guerre.
Nathan eut un geste défaitiste.
— L’Histoire est un éternel recommencement. J’espère que nos enfants ne connaîtront pas de nouvelle guerre. Vous avez des enfants, monsieur Kervyn ?
— J’ai deux enfants. Deux garçons. Milosz a trois ans et Stanislas aura bientôt onze mois.
— Milosz, Stanislas ? Votre femme n’est pas belge ?
— Elle est polonaise. Et vous, monsieur Katz, vous avez des enfants ?
— J’ai une fille, Haïka, elle a quatre ans.
— Les enfants sont ce que nous avons de plus précieux.
Ils méditèrent sur cette dernière phrase durant quelques instants.
Nathan se pencha ensuite vers Kervyn et baissa le ton.
— Nous savons où est Rudolf Volker. Il se trouvait en Argentine, mais il a quitté le pays pour se réfugier en Égypte. Il est au Caire avec un groupe d’anciens nazis. Johann von Leers devrait le rejoindre bientôt. Il habite une villa dans le quartier des ambassades, près de la place Tahrir. La maison est gardée jour et nuit. Il bénéficie d’une protection rapprochée. Vous ne parviendrez jamais jusqu’à lui, vous serez mort avant.
Kervyn le fixa dans les yeux.
— Donnez-moi tout ce que vous avez sur lui. Vous connaissez certainement ses habitudes, vous savez où il va. Il y a bien un moment ou un endroit où je pourrai lui parler. Je ne lui veux aucun mal, j’ai besoin d’une information et je pense qu’il acceptera de me la donner.
— De quoi s’agit-il ?
— C’est une longue histoire.
Nathan écarta les bras.
— Et alors ? Je ne suis pas pressé. Vous êtes venu à Berlin pour me la raconter, non ? Je vous écoute.
Kervyn prit une longue inspiration.
— Ma femme est polonaise, je vous l’ai dit. Elle est née en 1926. Sa famille habitait Lwów, une ville qui fait aujourd’hui partie de l’Ukraine. Son père était pharmacien. Elle avait deux sœurs plus âgées qu’elle. Ils ont vécu l’invasion russe en 1939. Deux ans plus tard, les Allemands ont repris cette partie de la Pologne. En décembre 1941, ma femme a rencontré un soldat allemand. L’armée allemande avait réquisitionné les annexes de la résidence qu’ils possédaient à Radziechow, dans le centre du pays. Les soldats qui étaient stationnés là étaient pour la plupart des fils de fermiers. Leur rôle était d’assurer la production agricole.
Nathan intervint.
— Ce soldat allemand s’appelait Werner Volker, le frère de Rudolf ?
— Vous avez une bonne mémoire. Il avait vingt-deux ans, ma femme en avait quinze. Ils sont tombés amoureux l’un de l’autre. C’étaient des enfants.
Nathan sourit.
— À vingt ans, on est encore un enfant, ou déjà un homme, tout dépend de l’enfance qu’on a eue. Que s’est-il passé ensuite ?
— Ils se sont mariés en juillet de l’année suivante. À la demande de son frère, Rudolf Volker est intervenu pour rendre ce mariage possible, sans quoi il aurait été interdit. Il avait ses entrées à Berlin. Il a aidé la famille de ma femme à obtenir le statut de Volksdeutsche , ce qui n’a pas empêché les deux familles de s’opposer à leur union. Les parents Volker ne sont pas venus au mariage, la mère de ma femme non plus. Seul son père a accepté d’y assister.
— Nous connaissons ces préjugés.
— En juin 1943, un enfant est né. Ils l’ont appelé Reinhard. Ma femme avait à peine dix-sept ans. Elle a élevé son enfant à Lwów, son mari était retenu à cinq cents kilomètres.
— Elle a dû connaître des moments difficiles.
— En juillet 1944, l’offensive russe a été lancée. Elle a provoqué le sauve-qui-peut à Lwów. Ma femme a dû fuir avec sa famille. Elle a eu peur pour Reinhard. S’ils se faisaient arrêter par les Russes, c’était la mort ou les camps. De l’autre côté, les Allemands haïssaient les Polonais et le risque pour une famille non accompagnée était grand. Beaucoup d’Allemands ne reconnaissaient pas les Volksdeutsche .
Nathan embraya.
— Elle a demandé à Rudolf Volker de s’occuper de l’enfant.
— Son mari lui a proposé cette solution et elle a donné son accord. Ils ont convenu que Rudolf Volker viendrait le chercher à Lwów pour l’emmener dans sa famille, en Allemagne. Rudolf est venu et a pris l’enfant. Ma femme n’a plus eu de nouvelles de lui depuis.
— Qu’est devenu son mari ?
— Il a été envoyé au front. Il n’avait jamais combattu. Il a été tué au début du mois d’août 1944.
— Qu’a fait votre femme ?
— Elle est allée dans la famille de son mari. Ils l’ont accueillie comme une pestiférée. Ils lui ont dit qu’ils ne savaient rien de cet enfant et ne voulaient rien en savoir. Pour eux, c’était un bâtard. Ils l’ont accusée d’être responsable de la mort de leur fils.
— Ils n’avaient pas compris que la défaite était proche. Votre femme a fait des recherches à la fin de la guerre ?
— Bien sûr. Sur le plan administratif, il n’y avait aucune trace d’un enfant dénommé Reinhard Volker. Quant à Rudolf Volker, il s’était volatilisé. Après la défaite allemande, la région où habitait la famille Volker est devenue la RDA et l’accès aux documents a été rendu très difficile, surtout pour une femme polonaise qui recherchait un enfant allemand.
— Les Russes détestaient autant les Allemands que les Polonais.
— Au fil des mois et des années, elle s’est découragée.
— Quand avez-vous connu votre femme ?
— En été 1945. Elle ne m’a pas parlé de son mariage et de son fils. Elle avait honte, elle a eu peur que je ne la quitte. Je ne l’ai appris que plus tard. Il lui arrivait d’être mélancolique. Elle restait prostrée dans un fauteuil, les larmes aux yeux. Lorsque je l’interrogeais, elle me répondait que tout allait bien, que ce n’était que le spleen slave, que ça allait passer. Ce n’est qu’au moment où je l’ai demandée en mariage, à la fin de l’année 1948, qu’elle m’a tout avoué, son premier mariage, son veuvage, son enfant disparu.
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