Au début du mois de septembre, les Allemands ont envahi l’ouest du pays et des milliers de réfugiés ont envahi la ville. Ils espéraient que notre armée ( illisible ) (parviendrait ?) à les arrêter. Les magasins étaient vides et il n’y avait presque plus de nourriture ni d’approvisionnement. Il fallait faire une file interminable pour acheter des légumes, du pain ou du sucre. Il y avait moyen d’acheter des vivres au marché noir, mais il fallait payer quatre ou cinq fois le prix.
Les réfugiés étaient juifs pour la plupart. Ils n’avaient plus d’argent et dormaient dans la rue. Le ( ou la) ( illisible ) (une maladie ?) est venue et tout le personnel de la pharmacie a été mobilisé pour apporter de l’aide aux malades. Les journées étaient très éprouvantes et nous devions aussi travailler une partie de la nuit. Les enfants me fendaient le cœur et j’étais désespéré de ne pouvoir les soigner. Après quelques jours, nous n’avions plus de médicaments dans l’officine et monsieur Stanislas a confectionné des pommades et des remèdes de substitution avec ( illisible ) pour pouvoir répondre au nombre de malades.
Le 17 septembre, les Russes sont entrés dans le pays par l’est. Ils sont arrivés à Lwów quelques jours plus tard. Sur leur passage, ils ont pillé les magasins, ils ont incendié des villages, ils ont tué des hommes et violé des femmes.
La plus âgée des filles, Maria, avait dû arrêter ses études de médecine et travaillait à la pharmacie. Votre femme et sa sœur étaient dans un pensionnat tenu par des religieuses, en dehors de la ville. Les Russes ont forcé l’entrée et ont tout saccagé. J’ai appris plus tard ce qu’ils ont fait subir à ces pauvres jeunes filles. Je suis affreusement désolé de ce qui est arrivé à votre femme et à sa sœur.
Le 28 septembre, nous avons dû assister à la parade de la cavalerie russe dans les rues de la ville. Tous les soldats étaient sur des chevaux blancs et étaient fiers et hautains. D’autres soldats passaient dans la foule et frappaient ceux qui ne saluaient pas. Ce jour-là, j’ai compris qu’ils nous haïssaient autant que les Allemands.
Mes parents ont craint pour le futur. Nous avons préparé notre fuite. Pendant la nuit, nous sommes partis vers le sud et nous avons réussi à rejoindre la Bulgarie. Nous sommes arrivés jusqu’à la mer Noire où nous avons pu prendre un bateau vers la Turquie, puis un autre vers la Palestine.
À compter de ce jour, je n’ai plus eu de nouvelles de la famille de votre femme. Je ne sais pas ce qui leur est arrivé. Par des gens qui sont restés, la seule chose que je sais, c’est que la pharmacie a été fermée et que les deux années qui ont suivi ont été très dures pour les Polonais.
Lwów et sa région sont devenues l’Ukraine occidentale. Les Russes ont soviétisé tous les habitants des territoires. Les entreprises ont été mises sous le contrôle de l’État et l’agriculture a été collectivisée. Les religieux et les intellectuels ont été persécutés.
Quelques semaines après la défaite de notre armée, les Russes ont organisé des élections pour diriger le pays. Les administrations ont été rouvertes avec des Russes ou des Ukrainiens à leur tête. Ils ont également rouvert les écoles en obligeant les élèves à apprendre le russe et à se conformer au marxisme-léninisme. Seul le parti communiste a été autorisé et tous les habitants ont acquis la citoyenneté soviétique.
Les prisonniers de guerre polonais qui avaient été capturés pendant l’invasion ont été envoyés dans des camps en Sibérie. On a appris après la guerre que quinze mille prisonniers ont été tués d’une balle dans la nuque et enterrés dans des fosses communes. Les civils qui avaient travaillé pour l’État polonais ont été accusés de crimes contre la Révolution et ont été arrêtés. Pour la Pologne, ces années ont été les pires que le pays a connues.
Quand les Allemands ont repris la ville, en 1941, la population les a accueillis comme des libérateurs. Je sais qu’une telle chose paraît inimaginable avec le recul des années.
Je ne peux rien vous dire de plus sur cette sombre période.
Je vous remercie des efforts que vous avez accomplis pour trouver mon adresse et j’espère avoir de vos nouvelles très bientôt.
Je respecterai votre demande et je ne prendrai aucune initiative envers votre épouse ou sa famille avant d’avoir reçu votre accord.
Que L’Éternel Dieu vous bénisse.
Samuel Feldmann
Tel-Aviv
15 mars 1953
Je ferme les yeux. Des images m’assaillent. Cette lettre me donne des informations qui éclairent certains aspects de l’affaire, mais en obscurcissent d’autres.
Ma mère violée par des soldats russes ? Jamais je n’ai entendu parler d’une telle histoire. Comment a-t-elle pu taire cette horreur ? Comment l’a-t-elle surmontée ? Elle avait treize ans. Mon père le savait-il ou l’a-t-il appris seulement en recevant cette lettre ?
Je revois le voile de tristesse qui passait de temps à autre dans ses yeux. Revivait-elle cette scène ? Quelles séquelles en a-t-elle gardé ?
Par ailleurs, cette lettre démontre qu’il existe un lien entre le passé de ma mère et la mort de mon père. Je sais à présent qu’il recherchait des informations relatives à un événement qui s’est produit durant l’occupation allemande.
Quelles questions posait-il à cet apprenti pharmacien ? Que s’est-il passé à Lwów entre 1941 et 1944 ? En quoi ma mère était-elle concernée ? Cela valait-il la mort de mon père ?
Plus curieux, cette lettre prouve que mon père faisait cette recherche à l’insu de ma mère. Si ma mère ne savait pas que mon père fouillait dans son passé, elle ne savait pas non plus ce qu’il allait faire au Caire.
J’entends les paroles de Jeanne Dewitte.
Elle est venue après sa mort pour nous supplier.
J’ai mal interprété le message. Ma mère n’a su ce qu’il allait y faire qu’après sa mort.
Qu’avait-elle à cacher ? Y a-t-il un rapport entre ce qu’elle aurait commis et le nazi de la photo, un lien entre cet acte et la mort de cet autre nazi en 1954 ?
Ses derniers mots me reviennent et prennent de nouvelles acceptions.
Je regrette tellement.
Qu’avait-elle à regretter ?
Regrettait-elle que mon père ne lui ait pas parlé de ses recherches ? Regrettait-elle ce qu’elle avait fait ? Regrettait-elle de ne pas lui en avoir parlé ?
Les questions se télescopent.
Jusqu’à ce matin, j’avais le sentiment d’avancer.
À présent, j’ai le sentiment que le chemin s’assombrit.
Dès son retour à Karlsruhe, à la mi-janvier, Nathan s’attela à la préparation de la mission qui lui avait été confiée.
Dans un premier temps, il lui fallait prouver à Aaron que la proposition qu’il avait faite était réaliste, même si elle présentait certains risques. En outre, sa mise en œuvre prendrait du temps et nécessiterait un suivi régulier.
La phase préalable fut confiée à Moshe. Il pénétra de nuit dans la mairie de Neuhof et y subtilisa les registres de la population.
Muni de ces documents, il rejoignit Nathan dans un hôtel situé à Fulda, à quelques kilomètres de là. Ils se mirent immédiatement au travail et prirent plus de quatre heures pour photographier toutes les pages des répertoires.
L’opération terminée, Moshe fit le chemin inverse, s’infiltra une nouvelle fois dans la mairie et remit les registres en place en veillant à ne laisser aucune trace de son passage.
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