— Qu’est-ce qu’il disait ?
— Les lettres sont à peu près illisibles. Son écriture est nerveuse, empressée, imprécise. À cela s’ajoutent le temps, l’usure et l’effacement de l’encre. J’ai interprété les espaces blancs comme j’ai pu.
— Allez-y.
— La première date du 2 juillet 1942, elle vient de Berlin. Elle est plutôt aimable. Il confirme sa venue à Lemberg pour le 16. Il aimerait avoir un costume pour l’occasion. Il parle de son uniforme. Il dit qu’il est content pour son frère. Il parle de la patrie et du Führer en des termes éloquents. C’est tout.
La migraine s’accroche, s’enroule autour de l’œil.
— La seconde ?
— Elle est très courte. Elle est datée du 15 juillet 1944 et a été expédiée d’Alexandrie. Le ton est sec, autoritaire, c’est une lettre de reproches. Il dit qu’il n’est pas à Berlin, qu’il ne peut rien faire pour elle, qu’il a déjà assez fait pour elle et sa famille. Il trouve qu’elle devrait être fière d’œuvrer pour la victoire au lieu de se plaindre de son sort. Comme dans la première, il termine en glorifiant la patrie et le Führer.
Le travail que réalisa David Birenbaum dépassa les attentes de Nathan.
Dès le lendemain de leur rencontre, il commença à flâner dans le quartier de Kallweit en guettant les allées et venues autour de la maison.
Par mesure de précaution, Nathan s’était abstenu de lui révéler la véritable identité de la cible. Il s’était limité à lui déclarer que Kallweit était un nazi qui avait été reconnu coupable de crimes de guerre, sans apporter de précision.
Après une dizaine de jours, Birenbaum lui envoya un premier compte-rendu.
Kallweit habitait une maison modeste entourée d’une clôture grillagée et de haies compactes. Un chien montait la garde et aboyait dès que quelqu’un passait dans la rue.
Le samedi, Kallweit était sorti de chez lui vers dix heures. Il avait balayé le trottoir et était rentré dès le travail terminé. À cette exception près, Birenbaum ne l’avait jamais vu mettre le nez dehors durant la journée.
Le couple ne possédait pas de voiture. La femme de Kallweit sortait le matin vers neuf heures, faisait des courses dans le quartier et rentrait une heure plus tard. Il lui arrivait de ressortir dans l’après-midi pour aller chez une amie à quelques rues de là.
À part cela, le couple ne recevait pas de visite régulière et ne semblait pas entretenir de contact avec le voisinage.
Birenbaum avait également noté que le facteur déposait peu de courrier dans leur boîte aux lettres, mais glissait chaque matin un lot de journaux et de magazines dans le manchon prévu à cet effet.
Après le coucher du soleil, Kallweit faisait une promenade d’une heure avec son chien, un puissant doberman qu’il tenait en laisse et auquel il mettait une muselière. Il effectuait un trajet différent chaque soir, semblait privilégier les espaces dégagés et changeait de direction lorsqu’un passant venait vers lui.
À la mi-mars, Birenbaum se rendit dans un élevage canin et fit l’acquisition d’un jeune doberman. Nathan salua son esprit d’initiative. Il lui assura qu’il lui rembourserait cet achat et prendrait l’animal en charge dès sa mission terminée.
Durant les jours qui suivirent, Birenbaum poursuivit sa surveillance, escorté par son nouveau compagnon. Au fil des jours, il se rendit compte que Kallweit sélectionnait le parcours de sa promenade en fonction du jour de la semaine. Fort de ce constat, il chercha à croiser Kallweit de manière fortuite. Chaque fois, ce dernier l’évita et poursuivit son chemin sans lui adresser la parole.
Un soir, Birenbaum surmonta sa peur et l’interpella en prétextant que son chien se comportait de manière étrange. Il lui demanda conseil sur l’alimentation et les soins à lui donner.
L’homme le scruta avec méfiance, lui donna quelques réponses évasives et s’éloigna.
De ce bref échange, Birenbaum retint que Kallweit était sur ses gardes et qu’il fallait éviter d’attirer son attention.
Dans le même temps, Nathan sillonna les environs à la recherche du lieu où se déroulerait le procès. Une cimenterie exploitait une carrière de calcaire à deux kilomètres de la ville. Un entrepôt qui servait de bureau, de débarras et de rangement se trouvait à l’entrée du chantier.
Durant plusieurs jours, Nathan épia les va-et-vient des camions et nota qu’aucun trafic n’avait lieu entre dix-sept heures et sept heures le lendemain. En fin de semaine, il décida que l’endroit ferait l’affaire.
Le 15 avril, Birenbaum lui remit son rapport définitif. Nathan étudia les habitudes de Kallweit ainsi que les trajets qu’il effectuait. Il en conclut que le mercredi était le jour le plus favorable.
Ce soir-là, il empruntait un itinéraire qui l’obligeait à franchir un chemin étroit longeant la voie ferrée. De plus, l’endroit était désert et le trafic ferroviaire réduit à cette heure-là.
Il prit contact avec Aaron et fixa la date d’intervention au mercredi 3 mai. Aaron se chargea de sélectionner les membres du tribunal et d’enrôler les hommes qui épauleraient Nathan.
Une réunion eut lieu à Karlsruhe le dimanche 30 avril en vue d’élaborer le plan d’attaque. L’équipe que dirigerait Nathan était composée de Nicolas, de Maximilian et de Serge.
Nicolas était le géant barbu qui était intervenu à Baden-Baden et que Nathan connaissait déjà. Maximilian était un Berlinois d’une quarantaine d’années, affligé d’une profonde balafre à la joue. Il avait en outre perdu un œil dans une bagarre au couteau, un an après la guerre, alors qu’il réglait un compte personnel avec un ancien gardien d’Auschwitz.
Serge était le chauffeur, un homme corpulent d’une trentaine d’années qui venait de Munich.
Le mercredi 3 mai, à vingt heures, la Mercedes qui transportait les quatre hommes pénétra dans Neuhof, remonta la Hanauerstrasse à faible allure et se gara dans une allée qui jouxtait le terrain de football.
Nicolas et Maximilian sortirent du véhicule et prirent une direction différente. Nicolas se dirigea vers le centre tandis que Maximilian prit la Frankfurter Strasse qui menait à la gare.
Nathan ordonna à Serge de couper le moteur. Pour eux, l’attente commençait.
Vers vingt heures quarante-cinq, David Birenbaum apparut au bout de la rue, accompagné par son chiot qui faisait des bonds pour attraper la laisse. Il passa devant la Mercedes, fit un discret signe de la main et poursuivit sa balade.
Nathan sentit son cœur s’emballer. Le signal était donné, Kallweit était en route.
La Mercedes démarra et se dirigea vers la gare. Elle dépassa la station, sortit du village et parcourut trois cents mètres en rase campagne. Elle emprunta ensuite un chemin en pente et stoppa au milieu d’un étroit passage sous la voie ferrée.
Nathan descendit du véhicule et marcha sans bruit jusqu’à la sortie du souterrain.
Si le plan se déroulait comme prévu, Otto Kallweit apparaîtrait dans une dizaine de minutes. Nicolas serait sur ses pas pour lui couper toute retraite. Lorsqu’il arriverait à sa hauteur, Nathan sortirait du souterrain et Maximilian le prendrait à revers.
Il s’accroupit et consulta sa montre. Il était vingt et une heures passées. La crispation de ses muscles trahissait sa nervosité.
Après quelques minutes qui lui parurent interminables, des bruits de pas et la respiration saccadée d’un chien se rapprochèrent.
Nathan inspira et expira à plusieurs reprises. L’air était bloqué dans ses poumons. Son cœur battait à tout rompre.
Il sortit son arme.
Читать дальше