Nous sommes arrivés à Munich après un pénible et long voyage de trois jours et trois nuits, marqué par de nombreux arrêts. Les soldats étaient très nerveux et Tatuschku a dû souvent parlementer ( dans le sens : négocier ) pour qu’ils nous laissent poursuivre notre route.
Nous sommes restés dans la gare de Munich pendant deux jours, sans manger et sans dormir, avant de trouver des places pour Innsbruck.
Béni soit Dieu, nous sommes tous les quatre en vie et toi aussi. Je souffre beaucoup d’avoir quitté notre port (bercail) bien-aimé. Nous laissons derrière beaucoup de tristesse et d’amertume.
Mon âme est déchirée, mes yeux pleurent, la guerre et les hommes sont sans pitié. J’espère qu’une nouvelle vie nous attendra bientôt et que nous pourrons retourner dans notre mère patrie, retrouver nos amis et notre maison.
Tes sœurs se remettent (sortir d’une situation) tout comme nous, elles pensent beaucoup à toi. Nous n’avons pas encore de nouvelles de Reinhard, mais nous pensons que c’est dû au courrier qui ne suit plus.
Tante Annusia nous a accueillis chez elle avec cordialité. Je t’écris sur une photo de leur demeure. Il n’y a presque plus rien à manger, mais nous nous débrouillons. Les seuls objets qu’il nous reste sont la pendule du salon, la vaisselle et les couverts. Nous l’utilisons tous les soirs en souvenir des temps heureux, pour ne pas perdre l’espoir.
Nous t’embrassons tendrement et attendons de tes nouvelles.
Ta maman
Absam, 31 juillet 1944
De nouveaux noms. Wojtek, Bruno, Anna, Annusia, Werner, Reinhard. Qui sont-ils ?
J’ouvre une recherche sur Google. Absam est une commune du district d’Innsbruck-Land, dans le Tyrol autrichien, au nord-est d’Innsbruck.
J’appelle Bellini dans la foulée.
— Stanislas Kervyn.
— Bonjour, monsieur Kervyn, comment allez-vous ? Je pensais que nous ne devions communiquer que par mail.
— Je viens de recevoir le vôtre. Vous comptez m’envoyer vos trouvailles au compte-gouttes ?
— Tant que je vous ai, j’ai trouvé un tas de trésors, la recette du barszcz et du bœuf Stroganov, par exemple. J’ai aussi une lettre d’une certaine Janka, datée de 1983, qui explique à votre tante, sur deux pages et en détail, qu’elle souffre de nodosités dans la zone de l’after, en d’autres mots d’hémorroïdes. Je me suis contentée de vous envoyer ce qui touche de près ou de loin à ce qui vous intéresse. Je suis presque arrivée à la fin, mais il n’est pas exclu que je trouve encore l’un ou l’autre élément. Tout est en désordre.
— Vous soignez votre facture.
— Je ne peux savoir ce que contient une lettre que si je la traduis.
— Ça ne me fait pas avancer.
— Vous allez dire que j’insiste, mais si vous voulez avancer, vous devriez essayer de rencontrer Karl Susfeld, il est passé à la télé hier soir au sujet du vieux nazi qu’ils ont arrêté. Il connaît peut-être votre SS.
— J’ai essayé.
— Ah bon ? Et alors ?
— Impossible de le rencontrer. Je me suis heurté au barrage de sa secrétaire.
— C’est étonnant, vous qui savez parler aux femmes.
— Vous avez d’autres banalités à me débiter ?
— Je suis intriguée par la perle qui se trouve parmi les objets. C’est une perle noire de Tahiti, vous connaissez son histoire ?
— Si vous espérez acheter cette perle au rabais, c’est hors de question. Tenez-vous-en à ce qui m’intéresse.
— Vous vous égarez. Quand nous nous verrons la prochaine fois, je vous montrerai quelque chose d’intéressant au sujet de cette perle.
— Si nous nous revoyons.
— Bien sûr, si nous nous revoyons.
Je raccroche.
Que puis-je retirer de cette lettre de ma grand-mère ?
Mes grands-parents et leurs deux filles ont fait une halte en Autriche avant d’aller à Gabelbach.
S’est-il produit quelque chose durant les jours ou les semaines qu’ils ont passés là-bas ? Ma mère est-elle restée avec eux ou les a-t-elle quittés à ce moment-là ?
Et si c’était le cas, qu’est-ce que ça changerait ?
J’en suis là de mes interrogations lorsque la sonnerie de mon téléphone retentit.
Bellini.
— Oui, quoi ?
— Nous avons rendez-vous avec maître Karl Susfeld, à Paris, après-demain, à dix-huit heures.
— Nous ?
— Nous. Moi et vous. C’est avec moi qu’il a rendez-vous, je dois encore vous trouver un rôle.
— Dix-huit heures ? Pourquoi si tard ? Je vais devoir loger à Paris, ça va me faire perdre une demi-journée.
— Dix-huit heures, parce que l’assistante de Karl Susfeld, que vous avez, avec l’élégance qui vous caractérise, taxée de connasse mal baisée, préfère éviter de vous croiser dans le couloir.
Aaron prit contact avec Nathan dès son retour de Neuhof.
À la surprise de Nathan, il lui proposa un déjeuner et convint d’un rendez-vous à Francfort. Il l’informa qu’il allait également prier Éva de se joindre à eux.
La rencontre eut lieu le 15 mai 1950, dans un restaurant situé sur la Lange Strasse, non loin de l’hôpital du Saint-Esprit.
Nathan avait rejoint Francfort la veille et saisi cette opportunité pour passer une partie de la journée et la nuit avec Éva, privilège qui leur était rarement accordé.
Éva entrait dans son septième mois de grossesse. Elle était resplendissante et épanouie. À plusieurs reprises, elle avait saisi la main de Nathan et l’avait posée sur son ventre pour lui faire sentir les mouvements de leur enfant.
À l’heure fixée, ils se rendirent au restaurant, quelque peu préoccupés par cette invitation inhabituelle.
Nathan dissimula son étonnement lorsqu’il découvrit Aaron.
Au travers de sa voix et des conversations qu’il avait eues avec lui, il s’était forgé une image du personnage. Il le voyait grand, charismatique, costaud, dans la fleur de l’âge.
Aaron avait une cinquantaine d’années. Il était replet et affichait un visage bouffi. Son corps était prisonnier d’un fauteuil roulant.
Il leur fit un signe de la main dès qu’ils entrèrent et les invita à s’asseoir.
— Shalom alekhem , vous m’imaginiez autrement, n’est-ce pas ?
Nathan prit l’initiative.
— Alekhem shalom , ne dit-on pas que les apparences sont trompeuses, Aaron ?
Ils passèrent les premières minutes à débattre de l’actualité en mettant l’accent sur la déclaration de Robert Schumann qui avait appelé la France, l’Allemagne et certains pays européens à mettre en commun leur production de charbon et d’acier pour jeter les bases d’une fédération européenne.
Nathan donna son avis sur la question.
— Si l’on en croit les journaux, nos ennemis d’hier seront nos alliés de demain.
Aaron leva la main.
— C’est possible, mais les assassins qui sont parmi eux resteront nos ennemis jusqu’à ce qu’ils aient payé pour leurs crimes.
Dans la foulée, il leur raconta son histoire.
— J’étais à Treblinka, vous en avez entendu parler, n’est-ce pas ?
Tous deux acquiescèrent.
Aaron soupira.
— En 1943, j’étais dans le camp 1. En tant que Juif, j’aurais dû être envoyé au camp 2, mais j’étais coiffeur et ils en recherchaient pour les SS et les gardiens. Ils m’ont mis avec les Polonais, c’est la première chance que Dieu m’a offerte. Le 23 juillet 1944, nous avons été réveillés par l’artillerie soviétique qui grondait au loin. Pour les Wachmänner et les gardes, une longue journée de travail commençait. Ils ont avalé de grandes rasades de schnaps et ont procédé à la liquidation du camp. Le soir, tous les détenus avaient été tués, sauf deux, Maks Lewit, un menuisier de Varsovie, et moi. J’ai reçu sept balles dans le corps. C’est Preifi, celui qu’on appelait le Vieux, qui m’a donné le coup de grâce. Il était tellement saoul qu’il m’a raté. C’était ma deuxième chance. Je suis resté plusieurs heures dans la fosse, sous les cadavres, écrasé par leur poids. C’est Maks Lewit qui m’a retrouvé. Il m’a pris sur ses épaules et m’a porté jusqu’à la forêt. Il m’a donné à boire et m’a emmené à Wolka, le village le plus proche. Les habitants nous ont cachés et nous ont soignés, au péril de leur vie. La première chose que j’ai faite, bien plus tard, quand j’ai pu réutiliser mes mains, a été d’écrire le nom des bourreaux de Treblinka, pour être sûr de ne jamais les oublier. Van Eypen, Franz, Schmidt, Preifi, le petit Stumpf, dit la Mort qui rit, Swiderski, le champion du marteau, Schwarz, Ledecke, tous sont sur nos listes. Le plus féroce, le pire monstre se trouvait dans le camp 2, il s’appelait Zepf, mais tout le monde l’appelait le Tueur d’enfants.
Читать дальше