Il fit une pause, jeta un coup d’œil au ventre arrondi d’Éva.
— Par respect pour toi, je n’en dirai pas plus.
Le silence qui suivit ses mots parut interminable. Éva et Nathan étaient impressionnés par l’aura qui entourait Aaron. Il dégageait une énergie, une force et une autorité qui inspiraient le respect.
Aaron laissa le silence planer quelques instants et avala une gorgée d’eau.
— J’ai demandé à vous voir pour plusieurs raisons.
Il se tourna vers Nathan.
— Avant tout, Nathan, je dois t’avouer que ta mission à Neuhof a été supervisée par une seconde équipe venue des États-Unis. Ne le prends pas mal, nous agissons toujours de cette manière lors d’une première intervention. Müller était une cible prioritaire, nous ne pouvions pas échouer. Le plus important est qu’ils n’ont pas eu à intervenir. Retiens que tu as accompli la mission et que tu as acquis notre confiance.
Malgré cet encouragement, Nathan éprouva une déception à l’annonce de cette nouvelle.
Des questions le tourmentaient. Aaron était-il au courant de sa défaillance lors de l’exécution ? Lui faisait-il réellement confiance ?
Il prit le parti de lui confier ses états d’âme.
— Je comprends, Aaron. J’ai à peine vingt ans et j’ai encore tout à prouver. Pour être honnête avec toi, je dois t’avouer que la dernière partie de la mission a été pénible, j’ai failli abandonner.
Aaron le considéra avec attention.
— S’il n’en avait pas été ainsi, nous aurions été inquiets. Tuer un homme de sang-froid n’est ni une formalité ni une partie de plaisir. Le blocage que tu as eu nous prouve que tu sais faire la part des choses et que nous pouvons te faire confiance.
Il s’arrêta, avala une nouvelle gorgée d’eau.
— Ce n’est pas une question d’âge ni d’expérience. Nous avons pris cette décision après une intervention qui a mal tourné. L’affaire a eu lieu il y a deux ans. Nous avions localisé l’une des surveillantes en chef de Ravensbrück. La capture s’était bien déroulée, mais au moment de l’exécution, les hommes chargés de la mission ont perdu la tête. Au lieu de l’abattre, ils se sont acharnés sur elle pendant toute la nuit. Nous ne voulons pas qu’un tel drame se reproduise. Nous sommes des vengeurs, pas des bourreaux. Ta prochaine mission est déjà fixée, elle se déroulera en Belgique, je t’en parlerai très bientôt, mais avant cela, je dois parler à Éva.
Nathan eut un pincement au cœur, il se doutait à présent de ce qu’Aaron allait lui annoncer.
Éva se pencha en avant, les mains posées sur son ventre.
— Je t’écoute, Aaron.
— Tu dois quitter l’organisation, Éva. Je suis désolé de devoir te l’apprendre. Tu as changé depuis que tu es enceinte. Nous ne t’en tenons pas rigueur. Le travail que nous effectuons n’est pas une tâche pour une jeune mère de famille.
Il se tourna vers Nathan.
— Qu’elle devienne ta femme, qu’elle vienne vivre avec toi à Karlsruhe et élève tes enfants, nous pouvons vous fournir un logement et lui trouver un travail, si tu le souhaites.
Nathan masqua son trouble.
Il ne faisait aucun doute que la décision était irrévocable et qu’Éva n’avait pas droit à la parole. La décision d’Aaron avait du sens, mais il ne pensait pas que l’état d’esprit d’Éva s’était manifesté aussi clairement et que son éviction surviendrait aussi rapidement.
Nathan se tourna vers sa compagne.
Elle était songeuse. L’annonce de cette décision l’avait prise au dépourvu, mais elle paraissait soulagée.
Après un moment, elle sortit de son mutisme et exprima le fond de sa pensée.
— Après tout, c’est mieux ainsi. Je préfère donner la vie plutôt que d’infliger la mort.
La phrase était ambiguë.
Aaron tiqua.
— Que veux-tu dire, Éva ?
Ses yeux s’embrumèrent.
— Ces derniers temps, je me suis demandé plus d’une fois si nous ne faisions pas fausse route. Le sang de nos bourreaux, c’est du sang d’homme. Nous nous arrogeons un droit qui ne nous appartient pas. Seul Dieu a le droit de juger et de prendre une telle décision.
Nathan voulut intervenir, mais Aaron l’arrêta d’un geste.
— J’ai senti que ta conviction était ébranlée, mais ne t’égare pas. Tu sais où se trouvent à présent la plupart des SS dont j’ai cité le nom ? Tu sais ce que font aujourd’hui les assassins qui ont massacré nos enfants ? Tu sais ce que fait en cet instant Zepf, l’homme qui attrapait les enfants par une jambe, les brandissait comme une hache et leur fracassait la tête contre le sol ?
Sa voix s’était mise à trembler.
Éva se leva.
— Je suis désolée, Aaron, mais je ne veux plus entendre ce genre de récits. Comme vous, j’ai perdu des parents et des amis dans les camps. J’en souffre tous les jours et j’en souffrirai encore longtemps, peut-être jusqu’au dernier jour de ma vie. Mais j’estime que la grandeur de l’homme, ce qui le différencie de l’animal, se mesure à sa capacité à oublier et pardonner.
Aaron frappa du poing sur la table.
— Non, Éva, tais-toi ! Pour ces monstres, il n’y aura ni oubli ni pardon.
47
Un rôle dans votre affaire
— Elle sent le brûlé, votre voiture.
— J’en ai pris livraison il y a deux heures.
— Je ne savais pas qu’il était recommandé de rôder ce type de véhicule à plus de cent soixante.
— Je conduis depuis plus de trente ans, je sais ce que je fais.
— Je n’en doute pas, mais je me suis laissé dire que vous aviez plié votre précédent bolide dans des circonstances similaires. Vous seriez aimable de ralentir ou de me déposer à la gare la plus proche.
Je lève le pied.
— On vous a déjà dit que vous étiez une emmerdeuse ?
Elle réprime un sourire.
— Jamais, mais je ne fréquente que des gens bien élevés. Si vous étiez pressé, il fallait opter pour le train. Nous serions déjà à Paris si nous avions pris le Thalys.
— Je déteste le métro, la populace et les taxis hors de prix.
Elle lève les yeux au ciel.
— J’avais oublié, agoraphobe et radin.
Un adage dit qu’une journée de merde commence dès le matin. Il ne précise pas s’il en est de même pour une semaine.
Lundi, peu après avoir envoyé mes instructions à Jean-Charles, il m’a appelé pour m’informer que Claudine avait mis un avocat sur l’affaire. Il en a profité pour me suggérer d’attendre quelques jours avant de virer Christian.
À mon tour, je lui ai suggéré de clarifier sa position.
— Qui commande dans cette boîte, toi ou l’avocat de Claudine ?
Le soir, je suis allé chez Thierry. Il avait reçu les résultats de l’échographie.
Il a pris l’air embarrassé en consultant les documents.
— Je viens de les recevoir.
— Ne tourne pas autour du pot, tu connais ces résultats par cœur, crache le morceau.
Il a ôté ses lunettes.
— Tu as une tumeur cancéreuse dans une forme agressive, elle a touché les vésicules séminales. Tu dois subir une intervention chirurgicale.
Ce n’était qu’une demi-surprise.
— Sinon ?
— Il n’y a pas de sinon, Stanislas, ne joue pas au héros. Si tu ne te fais pas opérer, ta tumeur va atteindre d’autres organes, la vessie, les intestins, sans compter les métastases osseuses. Je vais t’envoyer chez un chirurgien, c’est lui qui décidera quel type de prostatectomie il faut faire.
— Et après ?
— Commençons par l’intervention, on verra pour la suite. Autant te le dire franchement, il ne faut pas tarder.
— Que disent les statistiques ?
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