— Qui a organisé cette attaque ?
Il prend l’air énigmatique.
— Un groupe de tueurs juifs.
— De tueurs ?
— Oui, monsieur Kervyn, j’ai bien dit de tueurs. Je ne parle pas de chasseurs, tels que Tuviah Friedman, Ephraïm Zuroff ou moi-même. À la fin de la guerre, il y a eu de nombreux règlements de comptes. On a assisté à des lynchages publics et à des assassinats programmés, mais c’étaient généralement des actes isolés, bien souvent perpétrés par les victimes directes. Ces gens-là sont différents. Ce sont des Juifs qui font partie d’une organisation secrète appelée le Chat. Elle a été créée aux États-Unis, juste après la guerre. À la base, elle était financée par un homme d’affaires, un certain 6M, on n’a jamais su qui il était. De nombreux donateurs ont suivi, principalement des rescapés ou des membres de familles de rescapés des camps qui voulaient que les responsables et les bourreaux soient punis.
— Quand ont-ils arrêté leurs activités ?
— À ce qu’il paraît, ils sont encore actifs aujourd’hui. Si vous jetez un coup d’œil à la liste des principaux criminels de guerre recherchés par l’organisation de Simon Wiesenthal, vous verrez qu’Aribert Heim et Alois Brunner se trouvent en tête de liste. Pourtant, il semble que tous deux aient été exécutés il y a plusieurs années par le Chat. De même, on leur attribuerait la mort de Heinrich Müller, de Jozef Mengele et d’un tas d’autres.
— Vous les connaissez ?
Il force un sourire.
— Personne ne les connaît. La seule chose que l’on sait, c’est qu’ils existent. L’organisation est dirigée depuis près de trente ans par un certain Nathan Katz, un rescapé des camps qui a été recruté à la fin des années quarante. On ne sait pas où il se trouve ni à quoi il ressemble. Il a échappé à plusieurs attentats organisés par un réseau d’exfiltration nazi.
Bellini joue la bonne élève.
— Le réseau ODESSA ?
Susfeld lui adresse un sourire complice.
— Si on veut. En fait, ce réseau n’a jamais vraiment existé, d’ailleurs, ce nom est tiré d’un roman. Mais il y a eu une filière, nous l’appelons la Piste des Rats, d’où le nom que ces vengeurs se sont donné, le chat traque le rat. À plusieurs moments, des anciens nazis ont formé des commandos pour neutraliser le Chat, mais ils n’ont jamais réussi à les arrêter. Je n’approuve pas leurs méthodes, mais je dois avouer qu’ils nous ont débarrassés de plusieurs centaines de criminels qui avaient disparu dans la nature.
Une idée me vient.
— Le nom de Wilhelm Göecke vous dit-il quelque chose ?
Il semble surpris par ma question.
— Oui, ce nom me dit vaguement quelque chose.
Il retourne au Mac, tripote la souris.
— Voilà. Wilhelm Göecke était le premier commandant du camp de concentration de Varsovie. Il s’est occupé de la liquidation du ghetto de Kaunas. Il a été tué au combat en octobre 44.
La dernière phrase sonne faux.
Je le dévisage.
— En octobre 44 ? Vous en êtes sûr ?
— Oui. Officiellement.
Il regrette d’avoir prononcé le dernier mot.
— Pourquoi dites-vous « officiellement » ?
Il tente de retomber sur ses pattes.
— Par habitude, rien n’est sûr dans ce domaine.
Bellini observe notre face à face, décontenancée.
Je vrille mon regard dans celui de Susfeld.
— Pour ma part, je pense que Wilhelm Göecke a été exécuté par cette organisation, en avril 1954, à Caprino Veronese, un village situé près du lac de Garde.
Il cligne des yeux, me dévisage.
— Ah bon ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Rien n’est sûr dans ce domaine, comme vous dites, mais je suis persuadé que mon père a rencontré Nathan Katz la veille.
Il est minuit passé. Je sors de l’autoroute, prends la bretelle d’accès au Ring.
Laura s’est assoupie.
Je l’observe du coin de l’œil. Elle a incliné le dossier du siège et roulé son pull autour de ses épaules pour immobiliser sa nuque. Elle a bougé dans son sommeil, sa jupe dévoile une partie de ses cuisses. Sa poitrine se soulève au rythme de sa respiration.
Nous avons quitté le cabinet de Susfeld vers vingt heures. Avant de reprendre la route, nous avons avalé un plat dans le restaurant chinois situé en face de son cabinet. Nous en avons profité pour revenir sur l’entrevue. Nous sommes d’accord sur un point : Karl Susfeld en sait plus sur le Chat qu’il ne le laisse entendre.
Je passe à hauteur de Braine-l’Alleud.
Argenteuil est au bout de la ligne droite.
Nous nous sommes penchés sur une équation à plusieurs inconnues. Marischa connaissait Rudolf Volker. Il est à coup sûr le Rudi qui lui a envoyé les lettres. Ma mère le connaissait et le craignait. Il devait se rendre à Lwów le 16 juillet 1942. Il a écrit à Marischa deux ans plus tard pour lui dire qu’il avait déjà assez fait pour sa famille.
En août 1954, il se trouvait au Caire, au moment où mon père a été assassiné. L’organisation de Nathan Katz l’a éliminé en novembre 1955, toujours au Caire.
Mon père a rencontré Nathan Katz en avril 1954, à Caprino Veronese. La carte postale avec les annotations NAT K 22963 tend à le prouver.
Je tourne en rond avec l’impression diffuse d’approcher de la solution tout en m’en éloignant.
Quel lien unissait Volker à la famille de ma mère ?
C’est l’élément qui me manque. Je revois la photo de Volker en costume, le sourire mielleux, une coupe de champagne à la main.
Pourquoi ai-je le sentiment de l’avoir déjà vue ?
Susfeld me l’a scannée et me l’a envoyée par mail. Je lui ai promis de lui faire parvenir la carte postale en retour.
J’amorce la longue courbe.
Je jette un coup d’œil au compteur. Je suis à cent quarante.
Le titre du journal repasse devant mes yeux.
Une courbe trompeuse
et mortelle sur le Ring
Les mots du commandant des pompiers me reviennent.
— Ce virage ne pose pas de problème s’il est pris à vitesse normale, mais à une vitesse plus élevée, de surcroît par quelqu’un qui ne connaît pas bien l’endroit, il devient dangereux parce qu’il se resserre sur sa seconde moitié.
J’étais au bureau quand c’est arrivé. Il était 11 h 35, c’était le jeudi 14 décembre 1989, le jour de la mort de Sakharov.
Le téléphone a sonné. Mon assistante m’a dit qu’elle avait un appel urgent, que je devais prendre la ligne. Un flic m’a annoncé que ma femme avait été victime d’un accident de la circulation sur le Ring Est, à hauteur de Waterloo.
Je suis monté dans ma voiture et j’ai foncé.
Laura se réveille, remue la tête.
— Où sommes-nous ?
— À Waterloo, nous serons chez vous dans vingt minutes.
Ils avaient fermé le Ring.
J’ai jeté ma voiture sur le bas-côté. Les gyrophares des bagnoles de flics tournoyaient au loin. Des pompiers et des ambulanciers s’agitaient. Je me suis mis à courir.
À une centaine de mètres, j’ai entrevu la carcasse de la voiture. Elle était coupée en deux. Un tas de débris jonchaient la chaussée. Ils avaient tendu une bâche sur l’un des côtés de l’habitacle, pour cacher l’hécatombe.
J’ai dit qui j’étais.
Ils m’ont annoncé qu’elle était décédée, qu’ils étaient désolés.
J’ai repensé aux tensions des derniers jours, à l’engueulade du matin.
Nous nous étions quittés sur un claquement de porte.
Laura baisse le pare-soleil, allume le plafonnier, se recoiffe dans le miroir de courtoisie.
Elle tourne la tête.
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