— Pourquoi me regardez-vous comme ça ?
— Vous êtes très belle.
Elle lève les sourcils.
— Merci. Maintenant, regardez où vous roulez.
J’avale la fin de la courbe.
Ils ont modifié le tracé en 1995, après que le pianiste russe Andreï Nikolsky, l’un des lauréats du Concours Reine Élisabeth, y avait trouvé la mort dans des circonstances identiques.
Le reste est venu par bribes, dans les heures qui ont suivi.
Elle roulait à cent soixante, aucun autre véhicule n’était impliqué dans l’accident.
Ils ont mis quarante minutes pour l’extraire de la voiture. La route était sèche, ils n’ont pas remarqué de traces de freinage. Elle est morte sur le coup.
J’ai fouillé partout, elle n’avait laissé aucun message.
Le coup de grâce est venu le surlendemain.
Elle avait deux grammes d’alcool dans le sang.
Au-delà de ce qui peut être pardonné par l’homme s’étendent les plaines du mal radical, mal qui dépasse aussi tout châtiment humain. Et pourtant, face à des actes tels que le génocide, l’homme ne peut pas, tout simplement, succomber à la résignation ou à la volonté de revanche. Que faire alors ? Peut-on envisager de punir ou de pardonner la volonté qui incarne le mal radical ? Peut-on véritablement rendre justice ?
JORGE VIÑUALES
50
Où il ne nous attend pas
Nathan se rendit à Bruxelles le dimanche 4 juin 1950.
Élie Kamensky, un membre de l’organisation, l’attendait sur le quai de la gare. Il avait deux ans de plus que Nathan, mais revêtait l’apparence d’un adolescent timide et effacé. Le sourire gêné dont il ne se départissait pas donnait l’impression qu’il était plongé dans un profond embarras.
— Sois le bienvenu en Belgique, Nathan. Si tu as envie de te moquer de mon accent ou de ma manière de parler, n’hésite pas, j’ai l’habitude.
Il s’exprimait avec difficulté en anglais et était affecté d’un fort bégaiement.
Sa spontanéité et sa simplicité plurent d’emblée à Nathan.
— Tu as déjà essayé de t’exprimer en chantant ? Il paraît que ça marche.
— Oui, sans doute, mais je chante faux.
Ils éclatèrent de rire. La glace était rompue, une amitié venait de naître.
Ils sortirent de la gare, montèrent dans la petite Renault 4 CV d’Élie et prirent la direction d’Ixelles. Il habitait une maison unifamiliale louée par le Chat à proximité de l’université, dans un quartier fréquenté par de nombreux étudiants.
Ils s’installèrent dans le salon, prirent le thé et entamèrent le récit de leur parcours comme il était de coutume de le faire entre membres du Chat.
Lorsque Nathan eut retracé le sien, Élie s’essuya les yeux et eut une phrase qui dérouta Nathan.
— Tu sais, Nathan, je me sens coupable d’avoir survécu.
À son tour, il lui raconta ce qu’il avait vécu.
— Tu as entendu parler du vingtième convoi ?
Nathan secoua la tête.
— Non, je suis désolé.
— Ne sois pas désolé. Tellement d’histoires incroyables se sont déroulées, on ne peut pas toutes les connaître.
— Raconte-moi.
— Ça s’est passé en 1943. J’avais quinze ans à l’époque. J’étais dans un camp de rassemblement avec mes parents et ma sœur, à Malines, à une trentaine de kilomètres d’ici. Le soir du 19 avril, ils nous ont fait monter dans des wagons à bestiaux, vers une destination inconnue. La destination inconnue était Auschwitz. Nous étions près de deux mille, dont quatre cents enfants. Dans l’un des wagons, un bébé avait à peine un mois. Après une demi-heure, le convoi a été arrêté par des résistants belges. Ils ont réussi à ouvrir le wagon dans lequel je me trouvais. Personne n’a osé sortir de peur de se faire tirer dessus, mais ma mère m’a jeté dehors avant que les soldats ne commencent à tirer. Sur les deux mille que nous étions, dix-sept ont réussi à s’évader.
Il fit une pause. L’émotion lui nouait la gorge, il butait sur de nombreux mots.
Il prit une longue respiration avant de poursuivre.
— Dix-sept. Dix-sept misérables survivants sur deux mille. Les résistants se sont occupés de moi. Je pensais qu’ils étaient une centaine, ils n’étaient que quatre. Pour tout équipement, ils avaient un revolver, quelques cartouches et une lampe-torche sur laquelle ils avaient collé une toile rouge.
Il marqua un temps d’arrêt, grimaça un sourire et baissa les yeux.
— Mes parents, ma sœur et des milliers d’autres ne sont jamais revenus d’Auschwitz. Je ne suis qu’un simple d’esprit, je le sais. En plus des femmes et des enfants, ce convoi transportait des médecins, des avocats, des scientifiques, des professeurs ; des hommes qui méritaient cent fois plus que moi de vivre.
Nathan savait que cet obscur sentiment de culpabilité avait poussé de nombreux rescapés à se donner la mort à la sortie des camps.
Un long silence suivit les derniers mots d’Élie, à peine troublé par le grondement de la circulation et les rires des étudiants qui passaient dans la rue.
Il se leva d’un bond et frappa dans ses mains.
— Viens, je vais te préparer à manger. Tu vas voir, je suis un bon cuistot.
Ils furent rejoints pour le repas par Dany Weinberg, un Belge d’une trentaine d’années qui préparait la mission avec lui. Il avait un corps massif, des oreilles décollées et s’exprimait avec un accent rocailleux.
Le contraste physique entre les deux hommes et le caractère faussement ombrageux de Weinberg fit sourire Nathan. Dany se faisait un malin plaisir de tourner en dérision chaque argument d’Élie. Ce dernier s’amusait à surenchérir et à passer pour plus stupide qu’il n’était. Il ne put s’empêcher d’établir un parallèle avec Laurel et Hardy, le célèbre duo américain.
Les plaisanteries terminées, ils passèrent le reste de la soirée à envisager les moyens d’approcher leur cible.
L’homme qu’ils traquaient était Rick De Bodt, un garde qui avait officié à Breendonk, un camp situé à une vingtaine de kilomètres d’Anvers. Aux côtés d’un autre SS flamand, Fernand Wyss, un ex-boxeur, il s’était rendu coupable de près de deux cents assassinats.
À la fin de la guerre, il avait réussi à s’enfuir et avait disparu dans la nature.
En 1947, il avait été condamné à mort par contumace par un tribunal militaire. Douze autres tortionnaires de Breendonk avaient également été jugés ce jour-là. Ses acolytes avaient été fusillés dans le dos quelques jours après le procès.
Au début de l’année, il avait été localisé par Élie et Dany.
Rick De Bodt vivait en solitaire dans sa maison de Schaerbeek, dans l’agglomération bruxelloise. Il n’avait pas de travail et vivait d’une rente que ses parents lui avaient laissée à leur mort.
Élie et Dany avaient opéré une surveillance durant plusieurs semaines. L’affaire ne se présentait pas sous des auspices favorables.
De Bodt était méfiant. Il ne sortait que rarement et prenait de nombreuses précautions lorsque cela lui arrivait. Un fusil était dissimulé dans le coffre de sa voiture, un autre sous la banquette arrière, dans l’habitacle. Il cachait un revolver dans la ceinture de son pantalon quand il se promenait dans le quartier et avait une grenade dans la doublure de sa veste.
De plus, il n’était lié à aucun horaire fixe. Il ne recevait personne à l’exception d’une prostituée qui lui rendait visite deux fois par mois, jamais le même jour.
Deux ou trois soirs par semaine, sans jour établi, il s’offrait quelques verres de bière dans un bistrot situé au coin de la rue. Il quittait son domicile vers vingt et une heures et rentrait une ou deux heures plus tard, en prenant soin de s’assurer que l’allumette qu’il avait logée dans le chambranle de sa porte était toujours en place.
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