Je fais un pas en arrière, considère les feuilles.
Je me suis réveillé au milieu de la nuit. Je suis monté dans ma voiture et je suis allé au bureau. J’étais à poil sous mon manteau.
Ce 21 juillet est jour de fête nationale, les employés qui faisaient la permanence ont cru que leur dernière heure était venue. J’ai traversé le plateau, pris le classeur qui contenait les trois cent quarante-six fiches et je suis reparti.
J’aurais pu recommencer à zéro et créer de nouvelles fiches, mais j’ai préféré réutiliser les pages que j’avais compulsées des centaines de fois.
Rentré chez moi, je suis descendu au garage, j’ai débarrassé le fourbi qui y traînait et j’ai installé deux lampadaires halogènes.
Le 1 est mon père.
Une cinquantaine de flèches pointent vers d’autres individus. Pour la plupart, le lien qui les unit est la mort ou les dommages corporels qu’ils ont subis le 21 août 1954 au Caire.
Le 47 est ma mère.
J’avais écrit épouse, et l’initiale de son prénom, I . Aucune flèche ne conduit vers d’autres feuillets. Plus d’une fois, je me suis demandé pourquoi j’avais créé cette fiche.
Comment ai-je pu me tromper à ce point ?
En l’espace de quatre semaines, elle est devenue le personnage central de l’affaire.
Je contemple un instant mon père et ma mère, allongés côte à côte sur le sol en béton, unis pour le meilleur et pour le pire. Je ne les ai jamais vus ensemble de mon vivant. Je repense à la photo de leur mariage. Ils avaient l’air de s’aimer.
J’ai préparé quelques nouvelles fiches en vue de l’exercice : mon grand-père, son frère Wladyslaw, ma grand-mère, Barbara, Marischa, Weigl, Feldmann, Rudi.
Je relie ma mère à ses parents et à ses deux sœurs. J’établis un pont entre Marischa et Rudolf Weigl, le biologiste avec lequel elle a travaillé. Je relie Samuel Feldmann, l’apprenti pharmacien, à mon grand-père. Je le raccorde également à mon père et note la date de la lettre qu’il lui a envoyée : 15 mars 1953.
Vient le personnage énigmatique de l’histoire, Rudi. Je lui ai attribué le numéro 354.
Rudi a un rapport avec Marischa. Il lui a envoyé une lettre en juillet 1942. Il était à Berlin. Il parle allemand. Il glorifie la patrie et le Führer. Il a un frère. Il parle de venir à Lemberg le 16.
Le 16 juillet 1942 ?
Quel événement a eu lieu ce jour-là à Lemberg ?
Je note à voir.
Je retire l’ensemble des feuilles pour ne laisser que Marischa et Rudi.
Deux ans plus tard, en juillet 1944, elle reçoit une autre lettre de sa part. Il se trouve à Alexandrie. Il lui reproche quelque chose. Il ne peut rien faire pour elle. Il a déjà assez fait pour sa famille.
En juillet 1944, les Russes reprenaient pied en Pologne, sa famille quittait Lwów, elle devait rejoindre Cracovie pour poursuivre son travail.
Quelle demande lui a-t-elle faite ? De la dispenser de son travail ? Cela correspondrait à la réponse qu’il lui a donnée.
Qu’avait-il déjà fait pour eux ?
Je prends l’enveloppe, en sors la photo du nazi et la pose sur la fiche de Rudi.
Berlin, la patrie, le Führer.
Je suis convaincu que Rudi et l’officier SS ne font qu’un.
Alexandrie est la deuxième ville d’Égypte. Elle se trouve à deux cents kilomètres du Caire.
Je retire la fiche de Marischa, la remplace par celle de ma mère. Un lien ténu la relie à ce Rudi, une lettre qu’elle lui a écrite et ne lui a pas envoyée. Une lettre anodine qui parle de tissus et de costume. Est-ce le costume dont il parle dans sa première lettre, celui qu’il voulait porter lors de l’événement du 16 juillet 1942, à Lemberg ?
Selon Bellini, ma mère ne l’aimait pas, mais le craignait.
Pourquoi avait-elle peur de lui ?
Qu’y a-t-il eu entre eux ?
La réponse à ces questions me donnera à coup sûr la clé de l’énigme.
Fin de non-recevoir, une porte se ferme, la semaine commence mal.
Karl Susfeld est un homme très occupé, il ne reçoit pas les journalistes, il n’a pas le temps de discuter avec un pseudo-auteur de récits historiques et a autre chose à faire que d’écouter un inconnu qui a un service à lui demander.
Sa secrétaire est formelle.
Je lui dis ce que je pense de la chaleur de son accueil et je raccroche.
Je prends une douche et avale quelques cafés.
La journée s’annonce chaude. Mon chat miaule devant son bol vide.
Je parcours les nouvelles en ligne et relève mon courrier.
La note de Jean-Charles commence à produire ses effets. Le nombre de mails a diminué, je ne suis en copie que d’une dizaine de messages. L’un de ceux-ci est adressé à la responsable des ressources humaines. L’expéditeur m’a mis en copie, en plus de Jean-Charles.
Le justicier prend parti pour Claudine. Il trouve que c’est indigne de l’avoir foutue dehors. Il déclare que personne n’est dupe, que tout le monde sait qu’elle a été virée parce qu’elle est enceinte. Il déclare que c’est une atteinte aux droits des travailleurs et aux valeurs humaines, que cette affaire porte préjudice à l’image de l’entreprise et que sais-je encore.
Je vois qui est l’indigné en question. Christian, un analyste d’une trentaine d’années, discret, professionnel, motivé. Il travaille chez moi depuis quatre ans. Jusqu’à présent, il faisait ce qu’on lui demandait. Je pensais à lui pour ouvrir une filiale dans les pays de l’Est.
Je rédige ma réponse à Jean-Charles.
Vire-moi ce con.
Les types dans son genre ont la faiblesse de penser que la réalisation de leurs objectifs les autorise à taper sur le ventre de leur boss. Si on laisse passer de tels écarts, ils récidivent à la première occasion, aveuglés par ce qu’ils pensent être une victoire. Il ne faut pas attendre longtemps pour qu’ils deviennent revendicateurs, rebelles ou syndicalistes. Après quelques semaines, ils passent plus de temps à militer qu’à travailler.
J’ajoute un mot et ma signature.
Aujourd’hui.
StK.
Un mail de Clémence m’annonce que je peux prendre livraison de ma voiture — gris métallisé moyen — mercredi, en début d’après-midi.
Le troisième message est de Laura Bellini.
Elle a trouvé une carte postale dans le livret de poésie de ma grand-mère. Tout bien examiné, il s’agit d’une photo au dos de laquelle ma grand-mère a écrit quelques lignes à Marischa. Elle l’a scannée et l’a jointe à sa traduction.
J’ouvre la pièce jointe. La photo représente une imposante bâtisse flanquée d’une tour circulaire surmontée d’une toiture en forme d’oignon. Des cimes enneigées s’étirent à l’arrière-plan.
Bellini précise que la lettre est écrite à moitié en allemand et à moitié en polonais. Elle suppose que l’objectif était d’éviter qu’elle ne soit détruite lors d’un éventuel contrôle.
Marischinka, ma petite colombe (expression familière polonaise)
Ta lettre nous est parvenue hier grâce à Wojtek qui nous a rejoints.
Nous avons quitté Lwów trois jours après ton départ. Les Russes sont entrés dans la ville quelques jours plus tard et ont semé la désolation. Je suis triste de devoir t’annoncer que tes amis Bruno et Anna ont été tués.
Werner a réussi à nous trouver des places dans un convoi militaire, mais nous avons été contraints de voyager dans un wagon frigorifique. Nous avons laissé la porte ouverte et nous nous sommes blottis au fond du wagon pour nous protéger du vent et du froid. Un couple et leurs deux enfants partageaient notre misérable sort.
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