Elle marque une pause pour me faire comprendre qu’elle va me lâcher une information clé.
— Nous arrivons en 1942. Le 14 avril, Maria reçoit un ordre de marche : Arbeitsdienst . Elle est réquisitionnée par les nazis et sommée de travailler dans un centre de recherche sur la fièvre et les virus.
Elle arrête la lecture, me dévisage.
— Ça va, monsieur Kervyn ?
Je reprends le dessus.
— Ça va. Continuez.
— Je savais que cette information risquait de vous heurter. J’ai fait des recherches sur le sujet. Votre tante a travaillé avec Rudolf Weigl. Vous avez déjà entendu ce nom ?
— Non.
— Rudolf Weigl était un biologiste polonais. Comme votre tante, il avait des origines autrichiennes. Il travaillait à Lwów où il menait des recherches sur les virus. C’est lui qui a inventé le premier vaccin contre le typhus. Quand les nazis sont entrés à Lwów, ils lui sont tombés dessus et ont exigé qu’il produise son vaccin en grandes quantités.
— Pourquoi ?
— Le typhus était la hantise des nazis. Il a fait des ravages dans les camps de concentration où il a tué des centaines de milliers de personnes. Tant que cela ne touchait que les prisonniers, les nazis s’en fichaient, mais le typhus ne faisait pas la différence. En août 1942, il y a eu une épidémie de typhus à Auschwitz. Ils ont massacré dix mille personnes en une seule nuit par peur d’être infectés.
Une zone d’ombre s’éclaircit.
J’ai tourné et retourné les mots que Marischa m’avait soufflés avant sa mort sans en saisir le sens. Qu’avait-elle fait que sa conscience réprouvait ? Je comprends à présent. Elle avait aidé les assassins. J’imagine la honte qu’elle a dû éprouver d’avoir participé à l’effort de guerre nazi, même si c’était contre sa volonté. Une honte qui l’a poursuivie jusque dans sa tombe.
— Continuez.
— Ce que les nazis ne savaient pas, c’est que Weigl fabriquait des doses de vaccins supplémentaires pour les acheminer dans les ghettos de Lwów et de Varsovie, ce qui a permis de sauver de nombreuses vies. Dans son institut, il employait des Juifs, des intellectuels et des membres de la Résistance, au péril de sa vie. Il est mort en 1957. Au début des années deux mille, il a été décoré à titre posthume par l’État d’Israël.
Elle a bien bossé.
Au prix où je la paie, je n’en attendais pas moins d’elle.
— Ensuite ?
— En juillet 1944, devant l’offensive russe, les nazis ont dû déménager le laboratoire et l’installer à Cracovie. Votre tante a été obligée de suivre le mouvement. Le 17 janvier 1945, elle a été mise en congé pour une durée indéterminée, en restant à la disposition des autorités. Elle est allée en Autriche, à Wiener-Neustadt, une ville située à cinquante kilomètres de Vienne. De là, elle a pris un autre train et s’est rendue à Innsbruck où elle a retrouvé le reste de sa famille qui avait quitté Lwów et avait été hébergée chez une cousine.
— Je n’ai jamais entendu parler de cet épisode.
— Ce n’est pas terminé. Le laboratoire de Cracovie a déménagé une nouvelle fois pour rouvrir à Roth, près de Nuremberg. Le 15 mars 1945, elle a reçu une lettre de Weigl lui demandant de rejoindre Roth pour se remettre au travail dès le 3 avril. Il précise dans sa lettre que les affaires qu’elle a laissées à Cracovie sont bien arrivées à Roth. La lettre est accompagnée d’un laissez-passer officiel et d’un billet de train de troisième classe.
Une nausée m’envahit, mes pensées s’embrouillent.
— C’est quelques semaines avant la fin de la guerre.
— Un mois avant le suicide d’Hitler. Je continue. Le 15 mai 1945, une semaine après la capitulation, Weigl lui a adressé un certificat rédigé sur son papier à lettres personnel. Il y loue sa compétence, son professionnalisme et ses qualités humaines. À la fin du mois de mai, elle a rejoint sa famille en Bavière et est entrée comme laborantine à la clinique régionale de Zusmarshausen.
La boucle est bouclée.
Ce Weigl est devenu une star en l’espace d’une semaine et ce papier valait de l’or. Grâce à ce certificat, elle a obtenu cette place à la clinique de Zusmarshausen sans avoir le diplôme requis.
Je me masse les tempes.
— Vous avez un verre d’eau ?
— Bien sûr.
Elle sort du bureau. Ses pas s’éloignent dans le couloir. Je sors la boîte métallique de ma poche et avale un Imitrex.
La pluie a fait son apparition. Des photos sont alignées sur l’appui de fenêtre. Elles représentent une gamine blonde, à des âges différents.
Elle refait son apparition, un verre d’eau à la main.
— S’il vous plaît.
J’indique les photos.
— C’est votre fille ?
— Oui, elle a dix-huit ans.
— Qu’avez-vous fait de son père ?
Son visage s’assombrit.
— Il est mort, cancer du foie, il y a onze ans. Vous avez d’autres questions personnelles ?
— Je ne pouvais pas le savoir.
— Bien sûr, vous ne pouviez pas le savoir. Pour cela, il faudrait que vous vous intéressiez aux gens.
— Les femmes confondent empathie et curiosité.
— Les hommes confondent indifférence et égocentrisme.
— Vous m’emmerdez.
Ses joues se sont empourprées, le mépris que je lui inspire se lit dans ses prunelles.
Elle bouillonne.
— L’agressivité est le refuge de vos émotions. Vous n’avez jamais essayé de les exprimer autrement ?
— Occupez-vous de mes traductions, ne jouez pas à la psy.
Ce n’était pas le moment de me parler de cancer. Après le doigt de Thierry, je me suis tapé tout un appareillage. J’aurai les résultats demain, mais la tête du toubib était explicite.
Bellini baisse le ton. Elle aimerait poursuivre le combat, mais elle pense à sa facture.
— Soit. Laissons tomber. J’ai encore quelques informations sur cette période.
— J’écoute.
— Deux mois plus tard, en juillet 1945, Rudolf Weigl lui a envoyé une lettre. Je l’ai trouvée belle et très émouvante, mais vous allez dire que c’est de la basse sensiblerie féminine.
— Je n’ai rien dit. Que raconte cette lettre ?
Elle fouille dans le tas, extirpe une lettre jaunie à laquelle est jointe sa feuille de traduction. Elle la lit en prenant des intonations mécaniques.
— Il la remercie pour ce qu’elle a fait pour lui durant les mois passés ensemble. Il se réjouit d’apprendre qu’elle a rejoint sa famille et trouvé du travail. Il dit qu’elle ne doit pas avoir honte de ce qu’elle a fait. Lutter ou se révolter aurait signifié la mort. Il lui propose de garder en mémoire le fait que leur travail a fait progresser la médecine et a permis de sauver de nombreuses vies. Il l’invite à oublier le reste. Selon lui, c’est ce que l’humanité retiendra de leur passage. Il lui envoie sa tendresse et espère la revoir un jour.
Lu de cette manière, je n’y perçois aucune émotion.
Elle repose la lettre.
— Ils étaient proches. C’est comme cela que je le ressens, en tout cas.
Elle attend une réaction de ma part.
Je la fixe droit dans les yeux. Elle se met à tanguer. Des élancements parcourent ma nuque.
— Je dois y aller.
— Vous voulez un autre verre d’eau ?
— Non, ça va aller.
— Je vous parle des dernières lettres ou vous préférez que nous arrangions un autre rendez-vous ?
— C’est bon, mais dépêchez-vous.
— Dans le tas de lettres, j’en ai trouvé deux qui lui étaient adressées et provenaient du même expéditeur. Elles étaient signées d’un seul prénom. Rudi.
Je relève la tête.
— Rudi ?
— Oui, probablement le même Rudi à qui s’adressait votre mère.
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