Il ne fut pas le seul à s’étonner de la métamorphose qui s’était opérée chez son fils. L’ensemble de la communauté fut impressionné par la stature et la maturité qu’il avait acquises en douze mois.
Cette année-là, Hanoukka se déroulait du vendredi 16 décembre au vendredi suivant. Nathan fut troublé et ému de retrouver l’ambiance particulière de cette fête qu’il n’avait pas eu l’occasion de célébrer depuis plusieurs années. Elle lui rappela les années heureuses de son enfance, quand ils étaient réunis.
Chaque soir, une vingtaine de personnes se retrouvaient dans l’arrière-salle de la boulangerie. Après avoir fait la prière de min’ha , les participants se regroupaient autour de la hanoukkia , le chandelier à huit branches, et l’un des hommes procédait à l’allumage des bougies.
La première nuit, on allumait une seule bougie. Les nuits suivantes, on rajoutait une bougie jusqu’à ce que le chandelier soit complet. On chantait ensuite l’hymne Hanérot Halalou .
Comme le voulait la coutume, chaque personne échangeait alors un cadeau avec les autres convives. Les enfants recevaient des pièces de monnaie ou la traditionnelle toupie marquée de quatre initiales hébraïques.
En cette année 1949, la fête revêtait un éclat particulier. L’avant-veille, le président Ben Gourion avait déclaré que Jérusalem serait désormais la capitale de l’État d’Israël, concrétisant en cela les paroles d’espoir que les Juifs prononçaient depuis des siècles durant la Pessah , la Pâque juive : l’an prochain à Jérusalem .
Après le repas, les discussions allaient bon train, les sujets étaient nombreux et variés. Lorsque Nathan prenait la parole, le silence se faisait et l’assemblée l’écoutait avec considération. Cette attitude respectueuse lui permit de prendre conscience du charisme qu’il avait acquis.
Dès le lendemain, Nathan confia à son père qu’il avait rencontré une femme, qu’il allait se marier et avoir un enfant.
Dans un premier temps, son père marqua sa surprise.
— Tu ne penses pas que tu es trop jeune pour cela ? Tu as à peine vingt ans. Tu as toute la vie devant toi. Et les femmes ne manquent pas. Tu as vu l’effet que tu leur fais ?
Nathan sourit.
— Je ne veux pas d’autre femme. Éva est la femme de ma vie. Si Dieu nous prête vie, nous serons encore amoureux dans cent ans. Nous aurons quatre ou cinq enfants et nos enfants nous donneront des petits-enfants.
Son père sourit.
— Dans ce cas, j’ai hâte de rencontrer cette femme.
Le lendemain, Nathan téléphona à Éva. Elle passait cette quinzaine dans sa famille au Canada. Il lui annonça avec fierté que son père était au courant de leur union et avait donné son accord.
Elle semblait préoccupée.
— Je me réjouis de l’apprendre, Nathan, mais nous allons devoir parler à Aaron. Je lui ai annoncé la nouvelle avant de partir, mais je ne suis pas sûre qu’il s’en réjouisse.
— Il m’a dit qu’il était au courant. Je m’arrangerai avec lui à mon retour.
— Nathan, je t’aime et je veux être ta femme. S’il n’accepte pas l’arrangement que tu lui proposes, je suis prête à abandonner la mission. Je me consacrerai à notre famille et je trouverai un métier.
— Laisse-moi d’abord lui parler.
— Tu sembles sûr de toi. Et s’il te dit que tu dois, toi aussi, abandonner le Chat ? S’il te dit qu’ils ne veulent pas avoir ta mort sur la conscience et se retrouver avec une veuve et un orphelin sur les bras, quel sera ton choix ?
Nathan coupa court.
— Je les convaincrai.
Quelques jours avant son départ, Nathan reçut un appel téléphonique d’Éric Braun. Ils se retrouvèrent dans le restaurant de Flatbush où il avait fait connaissance avec Franck Stern.
Quand il le vit, Éric émit un long sifflement admiratif.
— Où est le freluquet que j’ai déposé au mont Hunter, il y a un an ?
Nathan bomba le torse.
— J’ai bu mon bol d’Ovaltine tous les matins, comme tu me l’avais conseillé.
Ils prirent place et Éric changea de ton.
— J’ai entendu parler du travail que tu as effectué, Nathan. Tu es opiniâtre, précis, intelligent. Tu t’accroches, tu es un bon pisteur, c’est bien. Mais il faut que tu saches que le vrai travail ne fait que commencer.
— Je le sais.
— Comment as-tu vécu ta première expérience ?
— Elle n’a fait que renforcer ma détermination.
— Tu dois savoir qu’il y a une nouvelle donne.
— Laquelle ?
Il se pencha en avant, murmura presque.
— Les Rats savent que nous existons. Ils ne savent pas qui nous sommes, mais ils sont sur leurs gardes. Nous avons failli perdre l’un des nôtres lors d’une opération qui semblait banale, à quelques kilomètres d’ici. Après six semaines d’observation, tout était prêt, rien ne laissait prévoir de problèmes. Au moment de la capture, quatre hommes sont sortis de l’ombre, armés jusqu’aux dents. Comme nous ne voulons pas de morts inutiles, nous avons évité l’affrontement en prenant la fuite. Tu devras désormais tenir compte de ce paramètre. Il ne suffira plus de cerner la cible.
— Je m’en souviendrai.
— Aucun de nos frères ne doit mourir sous leurs balles. Nous ne voulons pas d’héroïsme ou d’acte de bravoure inutile. Chaque mission risque de devenir plus dangereuse. Nous devons nous attendre à ce qu’ils tentent de nous anéantir, à ce qu’ils attaquent plutôt que de se défendre.
— Tu peux me faire confiance.
— Tu es sur la piste de Müller ?
— Oui, tu penses qu’il est protégé ?
— Je ne pourrais pas te répondre. Il n’y a pas que le rang ou la position qu’ils occupaient. Il y a aussi l’argent. Il en faut beaucoup pour se payer une garde personnelle. En plus, ça ne passe pas inaperçu dans une petite ville ou dans un village. Nous avons constaté que certains d’entre eux, pourtant de haut rang, sont tombés en disgrâce à la fin de la guerre. Ils ne s’entendaient pas comme les cinq doigts de la main. Il y avait des luttes de pouvoir, des clans. Certains se détestaient. Il y a eu des règlements de comptes entre eux.
— Je m’en doute, les rats se bouffent entre eux, c’est connu.
— Nous allons aussi créer un point de chute au Moyen-Orient. Bon nombre de nazis sont terrés là-bas. La plupart ont été accueillis à bras ouverts, certains travaillent pour le gouvernement. C’est le cas en Syrie et en Égypte.
Laura Bellini.
Son nom clignote sur l’écran.
Je laisse passer quelques sonneries avant de décrocher en marquant mon agacement.
— Oui, quoi ?
— Bonjour, monsieur Kervyn, c’est Laura Bellini.
— N’avions-nous pas convenu que nous nous contacterions par mail ?
— Vous m’avez confié que vous ne lisiez jamais vos mails parce que vos collaborateurs ne vous envoyaient que des monceaux de conneries.
— Je vous ai dit ça ?
— Oui, entre « c’est cher pour deux pizzas » et « ça vous dirait de baiser avec moi ? ».
Elle faisait allusion à l’échange que nous avions eu en fin de soirée, à Caprino Veronese.
Je l’avais raccompagnée à sa chambre. Son pas n’était pas très assuré, elle tanguait légèrement. Le vin lui était monté à la tête et ses défenses semblaient fragilisées. J’avais décidé de tenter le coup.
Arrivé devant sa porte, j’ai joué ma chance.
— Ça vous dirait de baiser avec moi ?
Elle m’a dévisagé pendant un long moment en fronçant les sourcils, comme si elle était confrontée à un dilemme cornélien.
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