Plus d’une fois, Nathan se demanda comment un être humain pouvait en arriver à se livrer à de tels actes et immortaliser de telles scènes. Chaque photo, chaque chiffre, chaque document renforçait sa volonté de venger les victimes.
Les trois heures qui suivaient étaient consacrées à l’inventaire et à la biographie des bourreaux et des criminels.
Pour chacun d’eux, ils recevaient une fiche signalétique et un dossier complet qui contenait plusieurs photos. Le parcours de l’individu était détaillé depuis sa naissance jusqu’à l’endroit présumé où il se trouvait actuellement.
Nathan ne put qu’admirer le travail de recherche que le Chat avait réalisé. Pour certains, la biographie comportait une cinquantaine de pages et précisait le cheminement de la cible semaine après semaine.
Plusieurs catégories avaient été créées, depuis les hauts dignitaires du régime jusqu’aux simples gardes, en passant par les médecins et les fournisseurs, tels Topf und Söhne, Kori ou Huta qui avaient feint d’ignorer la finalité de leurs interventions et dont les dirigeants poursuivaient leur activité en toute impunité.
Au total, ils parcoururent plus de trois mille fiches.
Chaque fois, Jim leur demandait de mémoriser le visage de la cible, d’être capable de l’associer à son nom et de connaître les faits marquants le concernant.
Après le dîner, ils étaient soumis à un questionnaire. À cet exercice, Nathan et Éva rivalisaient de vitesse et de précision.
Au fil des jours, Jim punaisait certaines photos sur le mur de la salle d’études. Les hommes qui s’y trouvaient étaient les cibles prioritaires du Chat.
En tête de liste, on trouvait les hauts dirigeants nazis, Adolf Eichmann, Franz Stangl, Aloïs Brunner, Heinrich Müller ou Martin Bormann. Des médecins tels Aribert Heim ou Josef Mengele en faisaient également partie.
Ces hommes avaient pour la plupart disparu, mais certains avaient été localisés par l’organisation.
Ils vivaient en Amérique du Sud, en Argentine, au Chili, au Paraguay, au Brésil ou en Uruguay. Le Moyen-Orient était également une destination appréciée des Rats, l’Égypte et la Syrie ayant incorporé des nazis dans leurs services de propagande. D’autres cibles se trouvaient en Allemagne ou en Autriche.
Le Vatican était également impliqué dans l’affaire. Des documents prouvaient qu’ils avaient facilité l’obtention de visas pour certains officiers nazis. Un réseau que l’organisation avait baptisé Rat Line se chargeait de les aider dans leur fuite. François Genoud, le banquier suisse du Troisième Reich, finançait l’opération à l’aide de l’argent volé aux Juifs européens.
À vingt-deux heures, les cours se terminaient et les recrues allaient dormir.
L’extinction des feux avait lieu à vingt-deux heures trente.
Leur condition physique, leurs compétences et leur motivation se développèrent de jour en jour. Après quelques semaines de ce régime, Moshe, Daniel, Nathan et Éva devinrent les meilleurs amis de la terre.
Dans le même temps, Nathan et Éva tombèrent amoureux l’un de l’autre.
Dès leur première rencontre, Nathan avait ressenti une attirance pour elle. Il aimait son air rebelle, ses yeux clairs et son courage hors du commun. Il avait remarqué qu’elle l’observait à la dérobée et en avait conclu qu’elle n’était pas indifférente à son charme.
Au début du mois de février, ils furent réveillés en pleine nuit par Tommy.
Sans un mot d’explication, il leur intima l’ordre de s’habiller et de monter à l’arrière d’un camion. Ils roulèrent dans la nuit, sans la moindre idée de leur destination.
Après une bonne heure, le camion s’arrêta brusquement.
Tommy ordonna à Moshe et Daniel de descendre et de rentrer à la ferme au plus vite, par leurs propres moyens.
Le camion reprit la route. Tommy fit de même avec Nathan et Éva quelques kilomètres plus loin, en précisant qu’un jour de congé serait accordé à ceux qui atteindraient la ferme en premier.
Nathan et Éva se retrouvèrent au milieu de la forêt, dans le noir absolu. Ils n’avaient ni plan, ni boussole, ni vêtements de rechange.
Au lieu de s’inquiéter de la marche à suivre, ils plongèrent dans les bras l’un de l’autre. Leurs lèvres se cherchèrent, leurs mains partirent à la découverte du corps de l’autre.
Ils s’allongèrent et firent l’amour au pied d’un arbre, emportés par la fougue, insouciants du froid, des cris de la forêt et de l’objectif qui leur avait été fixé.
Avant de reprendre la route, ils convinrent que leur mission était prioritaire. Ils se promirent de garder le secret sur ce qui venait de se produire et espérèrent que l’avenir les réunirait.
Ils parvinrent à la ferme longtemps après les autres et ne remportèrent pas le jour de congé, ce qui leur valut les moqueries de Moshe et de Daniel et un clin d’œil complice de Rachel dont l’intuition féminine était aiguisée.
En avril 1949, après quatre mois passés dans la ferme, Nathan et ses trois amis furent déclarés aptes au service. Franck Stern vint leur annoncer la nouvelle, en même temps que leur prochaine destination.
Il les réunit en présence des instructeurs et prit un ton solennel.
— Le temps est venu pour vous de passer à l’action. Vous allez accomplir une mitsva , un bienfait pour notre communauté et pour l’humanité tout entière. L’existence du Chat devra être tue à jamais. Il en va de la sécurité de tous nos membres. Vous allez être intégrés dans la vie courante, vous aurez un métier, certains parmi vous se marieront et auront des enfants. La loi du silence doit vous guider. Même si cela entrave vos possibilités d’avenir, vous devrez rester fidèles à votre mission jusqu’à ce qu’on vous en décharge.
Les quatre compères acquiescèrent.
Franck leur révéla leur destination.
Moshe et Daniel partaient pour Berlin. Éva allait vivre à Francfort et travaillerait dans un restaurant. Nathan était engagé comme aide-comptable dans une entreprise de menuiserie à Karlsruhe.
Nathan et Éva se lancèrent un coup d’œil discret.
Karlsruhe se trouvait à moins de cent cinquante kilomètres de Francfort.
— Vous avez eu beaucoup de chance.
J’ouvre les yeux.
Une femme et un homme en blanc sont plantés devant moi. La lumière m’aveugle. Je referme les yeux.
La femme reprend.
— Vous avez eu un accident de voiture sur l’ Autobahn , à la sortie d’Augsbourg, il y a trois jours, monsieur. Vous êtes à la clinique centrale d’Augsbourg. Nous sommes mardi, le 3 juillet.
Les images me reviennent.
Le camion au ralenti. L’accrochage. L’habitacle qui se déforme, le hurlement des tôles, les pompiers qui me sortent de la voiture.
— Vous m’entendez, monsieur Kervyn ?
J’entends.
Ma langue est collée à mon palais.
Je remonte le temps. Je sortais de chez Roland. Le carton. Le passeport de mon père. Où sont mes affaires ? Ont-ils prévenu Sébastien ? Suis-je un légume ?
— Calmez-vous, monsieur Kervyn, nous allons vous expliquer.
Je fais un effort désespéré.
— Mon fils.
— Oui, nous avons prévenu votre fils. Il téléphone tous les jours pour avoir des nouvelles.
Trois jours.
Il n’est pas venu. Il tient sa revanche.
— Nous avons aussi prévenu votre frère, au Mali. Votre cousin Roland est passé encore ce matin.
Elle parle français avec un fort accent allemand, c’est la raison pour laquelle je n’ai rien compris à ce qu’elle me racontait jusqu’à présent. Au peu que j’en ai vu, elle est imbaisable.
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