Un camion roule au ralenti sur la bande de droite. Je jette un coup d’œil au compteur, je suis à plus de deux cents. Je me déporte vers la gauche pour le doubler. Je frôle le poids lourd, le passe de justesse.
À la fin de la manœuvre, je ressens un léger choc à l’arrière. Le cul de la voiture décroche. Je tente de contrebraquer, mais la direction ne répond pas. Je pars de travers et fonce droit sur la berme centrale. La Mercedes rebondit comme une boule de flipper sur les barrières métalliques. Je repars en crabe dans l’autre sens, vers le centre de la route. Le camion se rapproche à toute allure sur mon flanc droit. Le choc est sec, brutal. J’ai l’impression de m’encastrer dans la masse du semi-remorque. Le pare-brise vole en éclat. Les airbags explosent. L’habitacle se déforme autour de moi dans un grincement strident. Je revois la famille sur le bord de la route. La caravane éventrée. La Mercedes part en tonneau. Ma mère me sourit. Je regrette tellement. La calèche. Les trois filles. Sébastien. Danielle. Dany. Dany, pourquoi as-tu fait ça ?
« Je poursuis mes ennemis, je les atteins. Et je ne reviens pas avant de les avoir anéantis.
Je les brise, et ils ne peuvent se relever. Ils tombent sous mes pieds. »
PSAUME 18, VERSETS 38 ET 39
Vous avez eu beaucoup de chance.
Je déchiffre chaque mot. Je les connais, je les comprends, j’en connais la signification. Je pourrais en donner une définition.
Mis les uns à la suite des autres, je n’en saisis plus le sens.
Je suis conscient, je respire, mais je ne suis pas capable d’interagir avec le monde qui m’entoure.
Vous avez eu beaucoup de chance.
Peut-être est-ce cela, la mort.
23
Cent cinquante kilomètres de Francfort
Nathan quitta New York durant le mois de décembre 1948. Pour les étudiants du Brooklyn College et la communauté, il partait poursuivre ses études en Europe.
Seul son père en savait davantage. Nathan n’avait pu se résoudre à ne rien lui révéler sur le rôle qu’il allait être amené à jouer.
Une semaine avant la date fixée, il avait levé quelque peu le voile sur les raisons de son départ en exhortant son père à ne répéter à personne ce qu’il allait lui confier.
— J’ai une mission à remplir. C’est mon devoir et il me faut l’accomplir à la mémoire de notre famille. Je te demande de ne pas essayer de me retenir et de ne pas me poser de question.
Bernard Katz parut déchiffrer le message dissimulé derrière ces mots. Il ne posa aucune question et ne tenta pas de le dissuader de partir.
Le dernier soir, il prit son fils dans ses bras.
— Tu es le seul enfant qui me reste, prends garde à toi et donne-moi de tes nouvelles de temps en temps.
— Je te le promets.
Éric Braun se chargea d’emmener Nathan vers une destination inconnue. Comme convenu, il l’attendait le samedi matin à quelques dizaines de mètres de la boulangerie d’Alexandre.
Il lui serra la main, chargea la valise et le sac de Nathan dans le coffre de sa Ford et prit la route sans prononcer un mot.
Ce n’est qu’à la sortie de la ville qu’il desserra les dents.
— C’est bien, Nathan, tu as tenu le coup, tu es courageux. Je sais combien c’est difficile.
Ils remontèrent la route 87 en direction du nord.
Trois heures plus tard, une dizaine de miles avant Albany, Éric prit une bretelle de sortie, s’élança sur de petites routes et emprunta un long chemin de terre qui menait à une grande ferme enfouie dans la forêt.
Éric sortit de la voiture, posa les bagages sur le sol et tendit la main à Nathan.
— Voilà, terminus, je retourne à New York. Je ne sais pas si nous nous reverrons. Je te souhaite bonne chance.
Il lui fit un clin d’œil.
— Et tu en auras besoin.
Il remonta dans sa Ford, fit demi-tour et s’en alla.
La ferme appartenait à l’organisation. Elle se trouvait non loin du mont Hunter et leur servait de centre d’entraînement et de préparation.
Un couple de Juifs d’une soixantaine d’années accueillit Nathan.
La femme s’appelait Rachel. Son embonpoint trahissait son attirance pour les plaisirs de la table. Jozef, son mari, s’occupait de l’intendance. Il soignait les bêtes et servait d’homme à tout faire. Taiseux et d’allure chétive, il était endurant et travaillait plus de douze heures par jour.
En plus du couple, cinq personnes occupaient également la ferme : deux instructeurs et trois recrues. Comme Nathan, les trois pensionnaires venaient d’être engagés. Moshe avait une vingtaine d’années et venait de Cologne. Daniel avait l’âge de Nathan et arrivait en droite ligne d’Israël.
La troisième recrue était une jeune femme qui répondait au nom d’Éva. Elle venait du Canada et faisait partie d’une famille de rescapés originaires d’Allemagne.
Tommy, l’un des instructeurs, un géant roux d’une quarantaine d’années, était chargé de l’entraînement mental et physique des engagés. Le second instructeur, Jim, un homme sec aux allures de professeur d’université, s’occupait des aspects didactiques.
La formation commença dès le lendemain.
Les premiers jours furent éprouvants pour Nathan. Son moral était ébranlé ; il se sentait orphelin, déraciné, arraché aux dernières bribes du passé qui le liaient à sa famille. De plus, sa condition physique était loin de répondre aux exigences du programme qui leur était imposé.
Malgré cela, il ne revint à aucun moment sur la décision qu’il avait prise.
Le matin, avant le petit-déjeuner, Tommy les lançait dans une course à pied sur les sentiers de montagne. Jour après jour, il modifiait l’itinéraire et rallongeait la distance.
Dès leur retour, un parcours d’obstacles composé d’un mur du combattant, d’une reptation sous barbelés et d’une longue escalade de rochers les attendait.
Ce n’est que vers dix heures qu’une première collation leur était servie.
Venaient ensuite les cours spécifiques. Ils changeaient selon le jour de la semaine.
Nathan et ses alter ego apprirent à manier le couteau, à se battre au corps à corps, à se servir d’un canoë-kayak, à glisser le long d’un câble, à pratiquer la plongée sous-marine et à piloter une voiture et une moto.
En fin de matinée, ils s’entraînaient au tir.
Différentes disciplines étaient développées, depuis le tir en position couchée jusqu’à la technique permettant de tirer en action de défense, en pleine course, à vélo, en moto ou sur un bateau à moteur.
Ils se familiarisèrent également au maniement de certaines armes moins conventionnelles, comme l’arc, l’arbalète, l’épée ou une longue sarbacane qui lançait des flèches imbibées de chloroforme.
Malgré cet entraînement éprouvant et le fait qu’elle ne bénéficiait d’aucun régime de faveur, Éva ne déméritait pas.
Jim entrait en scène l’après-midi.
Durant les deux premières heures, il leur proposait de parcourir l’histoire du Troisième Reich, depuis la naissance d’Adolf Hitler jusqu’à sa mort, en analysant les étapes importantes qui avaient conduit à l’Holocauste.
Une longue partie du cours était consacrée aux camps ; depuis la création, en 1933, des premiers camps de concentration destinés à isoler les opposants au nazisme, jusqu’aux camps d’extermination comme Auschwitz, Belzec ou Treblinka dont l’objectif était l’exécution massive d’êtres humains.
Des documents et des photos passaient de main en main, dans le plus grand silence. La plupart des photos avaient été prises par des gardes SS. Certaines étaient insoutenables. En plus des images, de nombreux chiffres, effrayants, leur étaient assenés durant ce chapitre.
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