— Bonjour, monsieur.
— Appelle-moi John.
— Ravi de faire votre connaissance, John.
L’homme passa sa commande au serveur sans demander l’avis de Nathan.
Il fit ensuite disparaître son sourire et le fixa avec attention.
— Comme toi, Nathan, j’avais une famille avant la guerre.
Nathan comprit ce qui l’attendait.
John lui retraça le parcours de sa famille durant le conflit mondial. Des phrases, des mots que Nathan avait entendus de nombreuses fois, sortirent de sa bouche.
Nathan connaissait des dizaines, des centaines de récits de ce genre. Chaque fois, il les écoutait dans le plus grand silence, la tête penchée en avant, la rage au cœur. Il lui arrivait de fermer les yeux. Jamais il ne versait de larmes.
Lorsque John eut terminé, il raconta à son tour son histoire.
John l’observait, le visage fermé.
Le restaurant était complet, des conversations fusaient de toutes parts, mais rien ne vint troubler leur recueillement. Ils touchèrent à peine aux plats.
Lorsque la table fut débarrassée et que le café leur fut servi, John se pencha vers Nathan.
— Plus d’un million d’entre nous ont été massacrés à Auschwitz. Tout le monde le sait aujourd’hui. Ce que l’on sait moins, c’est qu’entre 1940 et 1945, plus de huit mille SS ont officié à Auschwitz. Le plus jeune avait seize ans, le plus vieux soixante-quatre. Tous sont coupables, du premier au dernier. Combien d’entre eux ont payé pour les crimes qu’ils ont commis ?
Nathan connaissait ces chiffres.
— Je sais, John, c’est affreux.
— Un douzième procès vient de se terminer à Nuremberg. Sur les quatorze inculpés, aucun n’a été condamné à mort. Les bourreaux de nos familles n’ont pas payé. À part les quelques pendus de Nuremberg, combien sont restés impunis ? Tu sais où ils se trouvent aujourd’hui ? Certains vivent à deux pas d’ici, dans ce pays. Des milliers de nazis, peut-être plus, vivent tranquillement aux États-Unis. Les autres se sont réfugiés en Amérique du Sud, en Afrique, ou plus simplement en Autriche ou en Allemagne. Ils sont passés entre les mailles du filet. Certains se sont cachés dans les listes de réfugiés pris en charge par les organisations de secours à la fin de la guerre. Les hauts gradés ont été exfiltrés par des filières bien organisées.
— Pourquoi ont-ils laissé faire cela ?
— À la fin de la guerre, l’OSS, l’agence américaine, a récupéré des milliers d’anciens nazis. Ils les ont placés dans une organisation anticommuniste. À leur tête, ils ont placé Reinhard Gehlen, l’ancien responsable du service de renseignement de Hitler contre l’Union Soviétique. Plus de mille hommes travaillent pour lui, en Allemagne et ailleurs, tous d’anciens nazis.
— Et nous, pourquoi n’avons-nous rien fait ?
— Qui te dit que nous n’avons rien fait ?
— Je ne sais pas.
— Tu as entendu parler de Simon Wiesenthal ?
— Bien sûr. Il veut capturer, juger et condamner tous les criminels de guerre.
— Wiesenthal veut la justice. Il suit la ligne de Roosevelt qui voulait un procès pour chaque criminel pour mettre en garde les générations futures. Churchill, lui, voulait les fusiller, tous, sans attendre. Toi, Nathan, quelle aurait été ta position ?
Nathan marqua une pause et baissa la tête.
— Une histoire a circulé à Feldafing, le camp où je me trouvais après la guerre. Avant d’entrer dans le bunker, à Auschwitz, une femme s’est tournée vers les SS et a crié : « Nos frères dans le monde n’auront de cesse de venger notre sang innocent. » Je suivrais l’avis de Churchill.
— Nous aussi, nous suivons l’avis de Churchill.
— Nous ?
— Je fais partie d’une organisation, Nathan.
Le cœur de Nathan se mit à battre à toute vitesse. Il savait à présent ce que signifiaient les entrevues qu’il avait eues avec Braun et Stern.
— Une organisation de vengeurs ?
John acquiesça.
— Les membres de notre organisation sont tous juifs. Nous avons perdu une partie de notre famille dans les camps. Nous faisons ce que la justice refuse de faire en Amérique du Nord et du Sud. Les Américains chargés de traquer les nazis n’en font pas assez. Ils veulent simplement les destituer de la nationalité américaine et les renvoyer dans leurs pays.
— Qui fait partie de votre organisation ?
— De nombreuses personnes, tu n’en sauras pas plus. Aujourd’hui, il y a parmi nous des officiers du renseignement, des agents fédéraux, de hauts fonctionnaires du ministère de la Justice, des policiers, et des gens comme toi.
— Vous avez accès à un tas d’informations sensibles ?
— Bien sûr. Un de nos membres travaille au département de l’Immigration. Il a accès aux archives. Certains nazis ont obtenu la nationalité américaine et vivent ici, ce sont des résidents légitimes. D’autres membres sont au département du procureur général, en Allemagne et en Pologne. Ils ont accès à des fichiers qui proviennent des archives du NKVD. Nous avons les documents et les preuves suffisantes.
Nathan laissa son enthousiasme s’exprimer.
— J’aimerais vous rejoindre.
John sourit.
— Si nous te proposons quelque chose, tu devras abandonner tes études et garder le secret.
Bouleversé par ce qu’il venait d’apprendre, Nathan repensa à sa mère, à ses sœurs, à ces hommes, ces femmes, ces enfants, massacrés pendant l’Holocauste. Ce serait un honneur pour lui de les venger. Son existence prendrait une signification nouvelle.
Il se sentit inspiré d’une mission divine.
— Je suis prêt à partir dès demain. Que dois-je faire ?
— Tu ne seras pas payé, tu n’auras pas de salaire, mais tu n’auras pas de frais non plus.
— Comment fonctionnez-vous ?
— Notre organisation est cloisonnée. Nos commanditaires sont nombreux, ce sont des hommes qui ont réussi. Notre principal actionnaire est 6M, c’est comme cela que nous l’appelons. Il a mis six millions de dollars à la disposition de l’organisation, en hommage aux six millions de victimes. Quand le budget sera épuisé, il nous fera un nouveau versement de six millions de dollars, et ainsi de suite.
— Qui avez-vous déjà capturé ?
— Je ne répondrai pas à cette question. Les responsables de l’organisation choisissent une cible. Une première équipe se met en chasse. Sa mission est de s’emparer de la cible en évitant de verser trop de sang. S’il faut tuer, on tue, si on peut éviter, on évite.
— Ensuite ?
— Une deuxième équipe l’amène devant un tribunal composé de survivants de l’Holocauste. Nous voulons que les Rats se retrouvent face à leurs victimes.
— Les Rats ?
— C’est ainsi que nous les appelons. Notre organisation a été baptisée le Chat, le chat est l’un des prédateurs du rat.
— Quand il est jugé, qu’en faites-vous ?
— Nous exécutons la sentence fixée par le tribunal.
Nathan comprit ce que cette phrase signifiait.
— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
— Nous avons quelques éléments en Europe, nous aimerions que tu les rejoignes pour poursuivre la traque là-bas.
— Si vous voulez, je pars maintenant.
Il est vingt heures.
Roland débarque dans la chambre, tout sourire.
Il brandit un sac en papier à l’effigie de McDonald.
— Arrête-toi quelques minutes, tu n’as encore rien mangé depuis ce matin. Tu dois être mort de faim et de soif. Je t’ai pris une hamburger et un Coke. Tu préfères une bière ?
— Un hamburger. Coca, ça ira.
Je me suis mis au travail sans tarder.
Roland m’a offert son aide, ce que j’ai aussitôt décliné.
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