Je me lève.
— Je continue.
— Tu as fini l’étage ? Tu vas où maintenant ?
— Le grenier.
Il se contente de lever les sourcils.
Au cours de cette ultime semaine, Marischa a logé à la maison. Je présume que ma mère lui a révélé l’endroit où se trouvait la clé du buffet. Elle est retournée chez elle avec la fameuse boîte.
Pendant les jours qui ont suivi l’enterrement, j’ai été pris d’une frénésie sexuelle sans pareille. J’ai baisé six ou sept femmes dans la semaine. Je les ai pénétrées, bousculées, défoncées, sodomisées, sans parvenir à assouvir ma rage.
Je grimpe les escaliers.
J’ouvre la porte du grenier, j’actionne l’interrupteur. Une ampoule éclaire faiblement une surface qui doit avoisiner les cent cinquante mètres carrés.
Comme je le craignais, il a tiré profit de chaque centimètre. Des centaines de toiles sont empilées sous la charpente, des étagères courent le long des murs, chargées de livres, de classeurs, de pots de confiture vides, de cartons d’oranges qui débordent. Des dizaines de meubles sont empilés les uns sur les autres, jusqu’au toit, tous, je suppose, remplis de vestiges du passé.
Au centre, une vieille tondeuse à gazon et du matériel de jardinage entravent le passage.
J’en ai pour trois jours. Je devrai déplacer les meubles un par un pour pouvoir progresser dans le labyrinthe.
Je commence par le fond. J’escalade les meubles et me faufile jusqu’à l’extrémité du grenier. Il fait étouffant. Je m’attaque au premier meuble.
Une caisse remplie de bouchons de liège, une autre de barquettes de viande en polystyrène, une troisième remplie à ras bord de tickets de caisse dont l’encre s’est estompée.
Vers minuit, je commence à m’abrutir.
Une heure plus tard, j’entends Roland qui m’interpelle dans la cage d’escalier.
— Stanislas ?
— Quoi encore ?
Je n’ai ni faim ni soif, je ne veux pas de ta bière, je n’ai pas envie d’aller dormir, j’ai juste envie que tu me foutes la paix.
— Viens voir, je crois que j’ai trouvé ce que tu cherches.
21
Pourquoi as-tu fait ça ?
Je crois rêver.
Roland a dans les mains le carton à chaussures. Il est tel que je l’ai trouvé et remis en place dans le buffet rococo, il y a près de cinquante ans. L’un des coins du couvercle est déchiré et la couleur est plus foncée que dans mon souvenir. À part ces quelques détails, il est indemne.
— C’est ce que je cherche, en effet. Où était-il ?
Il est triomphant.
— Quand Marischa est morte, nous avons loué un camion pour vider l’appartement. Comme il y avait beaucoup de choses à prendre, nous avons deux voyages dû faire. Nous avons déposé toutes les affaires dans le garage et mon père a fait le tri plus tard. Il a monté les meubles au grenier. Il a mis les vêtements avec ceux de ma mère et rangé les albums photos. Tout le reste a été mis dans la cave. Le carton à chaussures était dans une caisse plus grande dans laquelle il y a d’autres papiers. Je m’en doutais, j’aurais dû t’aider, tu aurais gagné du temps.
Je lui prends le carton des mains.
— Tu permets ?
À regret, il le lâche.
— Je ne peux pas voir ce qu’il y a dedans ?
— Non.
Il s’offusque.
— Ah ? Et toi, tu ne veux pas regarder ?
— Pas maintenant.
Je ne fais jamais de cadeau et je n’aime pas en recevoir.
Par-dessus tout, j’ai horreur des gens qui m’en offrent et me somment illico de l’ouvrir, s’en emparent, l’exhibent, le palpent, m’énumèrent les caractéristiques, me racontent comment l’idée leur est venue et me disent qu’ils aimeraient recevoir le même.
Qu’ils reprennent leur cadeau et aillent au diable.
Il est dépité.
— Tu sais ce qu’il y a dedans ?
— Ce sont des affaires qui ont appartenu à mon père.
— Bon, dans ce cas, prends-les ! Elles sont à toi.
Je pose le carton sur mes genoux, soulève le couvercle en prenant soin de soustraire son contenu à la vue de Roland.
Rien ne semble avoir été déplacé. Le passeport et le carnet de mariage sont toujours là, au-dessus d’une liasse de documents, l’ensemble est relié à l’aide d’un élastique.
Je soupèse le colis. D’après le poids, je présume que le pistolet est toujours dans le fond, à l’endroit où je l’ai découvert la première fois.
J’en déduis que Fred n’a jamais ouvert cette boîte.
— C’est bien ce que je cherche.
— Tant mieux. Tu as soif, tu veux une bière ?
— Non, je vais y aller, je suis déjà en retard.
— Et l’autre caisse, celle plus grande, dans laquelle il y a d’autres papiers, tu veux la prendre aussi ? Moi, je ne sais pas quoi en faire.
— Montre-la-moi.
Il sort de la pièce, revient quelques instants plus tard avec une caisse en carton qui a transporté des oranges ou des bananes dans sa première vie.
Elle contient quelques photos et des enveloppes de différentes tailles, jetées en vrac. Une épaisse enveloppe brune a été glissée sur l’un des côtés. Il s’agit vraisemblablement de papiers et de photos ayant appartenu à ma mère ou à Marischa.
— Je la prends.
Je jette un coup d’œil à ma montre, il est près de deux heures.
Je me lève.
Un voile se met à danser devant mes yeux. La pièce tangue légèrement. Je connais les signes avant-coureurs. Dans une heure, je serai en proie à une fulgurante migraine.
Je plonge une main dans ma poche, mes doigts cherchent le contact avec la boîte métallique.
Roland observe le manège.
— Tu veux dormir ici ?
— Non, je retourne à Zusmarshausen. Mes affaires sont là-bas. Je reprendrai la route pour Bruxelles demain.
— Comme tu veux.
Il ouvre les bras.
— En tout cas, merci pour ta visite, j’espère qu’on se reverra avant vingt ans. J’aimerais que tu fasses connaissance avec Christine, c’est une femme merveilleuse. En plus, nous pourrons parler le français.
— Pourquoi pas ?
Je lui tends la main.
— Salut, Roland.
— Au revoir, Stanislas.
Je sors de la maison. L’air est doux, la nuit est étoilée.
Je monte dans la voiture. Les muscles de ma nuque se crispent. Un nœud se forme dans ma tempe droite.
Je fourre le carton à chaussures dans la caisse et pose l’ensemble sur le siège passager. Dans une demi-heure, je serai à l’hôtel, à temps pour avaler mon Imitrex, m’allonger et le laisser agir.
Aurai-je la patience d’attendre d’être de retour chez moi ou vais-je entamer l’examen de la caisse dès demain matin ?
Je parcours le chemin à l’envers et m’engage sur l’autoroute.
Hormis quelques camions, la voie est dégagée. Je prends la bretelle, enfonce le champignon. La Mercedes répond au doigt et à l’œil.
Que contient cette liasse de papiers ?
J’ai aperçu quelques photos, insérées dans le tas. Le passeport va me permettre de remonter le temps et de tracer les voyages qu’il a accomplis.
Était-ce son premier voyage au Caire ? Y était-il allé auparavant ?
Le nœud enfle dans ma tempe, la douleur étend ses tentacules autour de l’œil.
Quelles autres villes a-t-il visitées ?
Jeanne Dewitte acceptera-t-elle de me dire quels sont les voyages qu’il a réalisés pour son compte personnel ? Le fait d’avoir le pistolet entre les mains me permettra-t-il d’en savoir plus sur son origine ?
Je me masse la tempe du bout des doigts.
Ces documents me permettront-ils de savoir ce qui lui a valu d’être tué ?
Sa mort justifiait-elle celles des autres victimes ?
Je passe une main dans mon cou, relève la tête.
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