La chambre est identique à celle que je viens de quitter. Un second lit occupe la pièce, vide cette fois.
Au prix d’un effort douloureux, je m’empare de la télécommande et allume la télé. La plupart des chaînes diffusent des séries américaines.
— Monsieur ?
J’ouvre les yeux, j’ai dû m’endormir.
La porte est ouverte.
Deux flics en uniforme font leur apparition. Mon infirmière traductrice les a précédés. L’un d’eux tient le carton dans les mains. Leurs voix résonnent dans la chambre.
L’infirmière me fait un bref topo.
— Ces messieurs sont de la police.
— Je vois.
— Ils aimeraient vous poser des questions sur l’accident.
— D’accord.
Elle écoute ce que dit l’un des flics et entame la traduction.
— Votre voiture a été détruite. Vous avez embouti un camion, le camion est sorti de la route et le chauffeur a été blessé. Il y a aussi des dégâts sur l’ Autobahn , des barrières de sécurité sont abîmées et un arbre a été déraciné.
— Dites-leur que je suis assuré.
Avant qu’elle ne traduise mes propos, le flic se lance dans un mauvais français.
— Quelle vitesse rouliez-vous ?
— Je ne sais pas.
— Sur cette section, la vitesse est limitée à cent trente kilomètres-heure.
— C’est possible.
— Vous aviez bu ?
Je ne comprends pas pourquoi il me pose cette question. Ils connaissent mieux que moi les résultats des analyses de sang, cela fait sûrement partie de la procédure. J’ai un PSA au-dessus de 10, mais pas un milligramme d’alcool.
— Non.
— Il va y avoir une action en justice, il y a un blessé.
— Je paierai la contravention.
Il traduit à son collègue qui ne semble pas apprécier mon sens des réalités. Qu’est-ce qu’il attend ? Que j’aille replanter l’arbre ?
Ils m’indiquent le carton.
— Vous reconnaissez ces affaires ?
— Elles étaient dans ma voiture.
— D’où viennent-elles ?
— Ce sont des affaires de famille, je suis allé les récupérer chez mon cousin.
— À qui appartiennent-elles ?
— Ce sont des photos et de vieilles lettres qui viennent de ma tante et de ma mère, elles sont toutes deux décédées.
— Vous connaissez le contenu de ce carton ?
— J’ai jeté un coup d’œil chez mon cousin, mais je ne suis pas entré dans le détail.
Le deuxième flic sourit avec bonhomie, comme ils le font habituellement avec les suspects avant d’exhiber des preuves accablantes.
— Que comptiez-vous faire avec le contenu de ce carton ?
La plaisanterie a assez duré.
— Je suis citoyen belge, dois-je justifier mes actes et mes déplacements auprès de la police ?
Ils se regardent, échangent quelques mots.
— C’est votre tante ou votre mère qui tirait au pistolet ?
Il ne peut s’empêcher de sourire en coin, fier de sa sortie.
— Quel pistolet ?
— Il y avait un pistolet dans ce carton.
— C’était celui de mon père.
— Celui de votre père ?
— Il a été tué au Caire, en 1954, dans la tuerie du même nom. Vous allez me foutre la paix maintenant ?
Il plonge une main dans le carton et en ressort un sachet en plastique qui contient les restes de mon téléphone portable.
— Votre téléphone a été détruite.
— Détruit. Où se trouve mon ordinateur ?
— Nous vous l’apporterons demain.
— Pourquoi l’avez-vous pris ?
De toute façon, ils seraient bien incapables de craquer le mot de passe. Et quand bien même, il n’y a rien à y trouver.
Je répète la question.
— Pourquoi l’avez-vous pris ?
Pour toute réponse, il tire une enveloppe A4 du carton et en extirpe une photo de belles dimensions.
— Pourriez-vous nous dire qui est cet homme et ce que fait cette photo dans les affaires de votre famille ?
La photo est en noir et blanc. Elle représente le portrait en pied d’un homme d’une trentaine d’années. Il semble content de lui et porte un regard hautain sur la ligne d’horizon.
Je ne suis pas féru d’histoire, mais je peux sans peine reconnaître l’uniforme noir des SS.
26
Le dernier jour du mois de septembre
Nathan débarqua à la fin du mois d’avril 1949 dans une ville en pleine reconstruction.
Karlsruhe avait été en grande partie détruite par les raids aériens alliés d’avril 1945 et de nombreux chantiers étaient encore ouverts aux quatre coins de la ville.
L’homme de contact de Nathan était désormais un dénommé Aaron. Ils s’étaient brièvement parlé au téléphone à son arrivée pour mettre au point leur mode de fonctionnement.
Nathan recevrait ses instructions par courrier. Une fois par semaine, il devrait faire parvenir un rapport sur l’état d’avancement de ses travaux, toujours par courrier, à une adresse à Francfort.
Aucune rencontre n’était envisageable et seule une situation d’urgence justifiait un appel téléphonique.
Un logement lui avait été attribué au quatrième étage d’une vieille maison, au cœur de la Kaiserallee, non loin des ruines du Hoftheater.
L’entreprise de menuiserie dans laquelle l’organisation lui avait trouvé un emploi était dirigée par un couple de Juifs polonais aidé de leurs deux fils. Ils ne connaissaient pas en détail la mission de Nathan, mais ils savaient qu’ils devaient la considérer comme prioritaire.
Pour eux, Nathan était chargé de mener une enquête sur certains criminels de guerre nazis dans le but de préparer un dossier à charge contre eux.
Aaron lui avait assuré qu’il s’agissait de personnes de confiance et qu’il pouvait compter sur leur discrétion.
Andrzej, le père de famille, l’avait par ailleurs informé que son rôle d’aide-comptable ne l’occuperait que deux à trois heures par jour, mais qu’il lui verserait un salaire plein.
Nathan apprit plus tard qu’il avait perdu ses deux frères et sa sœur dans les camps.
Durant les premières semaines, le rôle de Nathan se limita à lire des transcriptions de conversations téléphoniques, à consulter des monceaux de fiches et à examiner des centaines de photos.
De temps à autre, il était chargé de vérifier certaines données, de contrôler l’exactitude de dates de naissance ou de décès, de chercher des failles dans des biographies, de comparer des dates, des lieux ou de parcourir le compte-rendu de certains témoignages.
Malgré le caractère rébarbatif de ces tâches, Nathan s’en acquittait avec sérieux et dévouement, conscient que le résultat de ses recherches servait la cause et permettait de préparer le travail des équipes d’intervention.
Il savait qu’il devait faire ses preuves et démontrer sa détermination. Son tour viendrait, il en était sûr. L’organisation ne lui avait pas fait suivre une telle formation pour le confiner dans un rôle de rond-de-cuir.
Comme le lui avait enjoint Aaron, il continuait à pratiquer de nombreuses activités physiques pour rester au mieux de sa forme. Il courait tous les jours, faisait du judo et s’était inscrit dans un club de tir.
Quand venait la fin de la semaine, il empruntait la VW Käfer d’Andrzej et allait rejoindre Éva à Francfort. À chacune de leurs rencontres, il se sentait davantage amoureux d’elle.
Ils s’étaient trouvé un hôtel discret en face de la gare où ils passaient la majeure partie de la journée à faire l’amour, à plaisanter et à échanger des anecdotes sur leur travail.
Comme Nathan, elle passait ses journées à gratter du papier sans pour autant se lamenter sur son sort ou se décourager.
En juin, ils envisagèrent de fonder une union à long terme et prirent la décision d’en informer Aaron qui était également le contact d’Éva.
Читать дальше