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Deux mois avant sa mort
J’ai l’impression de ne pas avoir fermé l’œil de la nuit. Pourtant, je me sens mieux.
Sébastien a appelé hier soir. L’infirmière de garde lui a annoncé que j’étais réveillé et que j’allais mieux. Il n’a pas voulu me parler. Ils ont retrouvé ma boîte métallique, elle se trouve en bonne place sur la table de nuit.
La photo du SS m’a hanté durant la nuit.
Qui est-ce ?
Les flics ne le savaient pas, ou ont fait semblant de ne pas le savoir. Il y a eu des milliers de SS durant la guerre. Ils ne le reconnaissaient pas.
Pour qu’ils me fichent la paix, j’ai raconté que j’écrivais des bouquins, que ces affaires faisaient partie de la documentation que je réunissais pour mon prochain opus. Comme ils insistaient, j’ai menacé de prendre contact avec le consulat de Belgique.
Finalement, ils m’ont lâché. Ils vont revenir cet après-midi pour me rendre le Mac.
D’où venait cette photo ?
Provenait-elle des affaires de mon père ou de celles de ma mère ?
Quel lien reliait cet homme à l’un de mes parents ?
Deux heures après le départ des flics, un journaliste du Augsburger Allgemeine m’a téléphoné dans un français poussif. Par un heureux hasard, il savait qui j’étais et ce que j’avais écrit. Il voulait connaître le sujet de mon prochain bouquin. J’ai raccroché.
Dans la foulée, j’ai appelé Clémence.
Roland lui avait appris que j’avais eu beaucoup de chance et que je serais bientôt de retour. Elle m’a souhaité un bon rétablissement.
Je lui ai demandé de m’envoyer une voiture avec chauffeur pour me ramener à Bruxelles. Je l’ai aussi chargée de contacter notre assureur et notre avocat pour avoir leurs conseils sur la marche à suivre avec les autorités du coin.
Pour terminer, je lui ai demandé de me commander une nouvelle voiture, même modèle, n’importe quelle couleur, sauf blanc ou noir, et un téléphone portable.
Elle n’a posé aucune question.
L’infirmière retire le plateau du petit-déjeuner.
— Sie haben fast nichts gegessen.
Elle agite un index sous mon nez comme si j’étais un gamin désobéissant.
C’est la première fois que je la vois. Grande, brune, le regard aguicheur. Un peu large de bassin, mais équipée d’une somptueuse paire de seins.
— Pas faim.
Elle sort en dodelinant du cul.
Dès qu’elle a refermé la porte, je m’assieds au bord du lit et pose les pieds au sol. Je fais lentement basculer le poids de mon corps.
Mes jambes vacillent, un rideau sombre passe devant mes yeux. J’agrippe le montant du lit. J’attends quelques secondes que le roulis se stabilise.
Je progresse ensuite pas à pas vers l’armoire. Je l’ouvre et tente de m’emparer de la caisse. Mes bras ne parviennent pas à la soulever. Je la pose sur le sol et la pousse à l’aide de mon pied. Je me rassieds sur le lit, épuisé.
Je jette un coup d’œil au carton à mes pieds. Le contenu est sens dessus dessous. Les pompiers ont dû attraper ce qu’ils trouvaient çà et là et le balancer dans la caisse. Sans compter les flics qui l’ont fouillée de fond en comble. Avec l’obscurité et le vent, je suis certain qu’une partie des documents est restée dans la carcasse ou s’est envolée dans la nature.
À première vue, des dizaines de photos et de documents sont empilés dans le plus grand désordre. Plus épineux, je ne sais pas ce qui appartient à mon père et ce qui provient de ma mère.
Au contraire de nombreuses situations, ce genre de casse-tête me laisse froid. Des puzzles de mon enfance à la reconstitution minutieuse des événements du 21 août 1954 en passant par l’apprentissage de programmes informatiques, je peux faire preuve d’une patience hors du commun pour dénouer des embrouillaminis de ce type.
Au prix d’un nouvel effort, je soulève la caisse et la retourne sur le lit adjacent. Le contenu dégringole sur le matelas et forme un monticule poussiéreux.
Je procède par étapes. Je commence par former des tas qui regroupent des documents de même type. Les documents officiels, les photos, les lettres, les passeports et cartes d’identité, les objets, les carnets, les cartes géographiques, les dépliants et les papiers inclassables. Plus deux enveloppes complètes.
Pas de pistolet.
Les flics m’ont dit qu’il se trouvait dans la caisse. Pourquoi l’ont-ils gardé ?
Je suppose qu’ils me le rendront avec le Mac.
J’ouvre la première enveloppe complète, la plus épaisse des deux. Elle semble récente, à l’inverse des documents qu’elle contient. Ce sont des papiers de grandes dimensions, jaunis par les années. Ils sont dactylographiés, truffés de timbres et de cachets. Certains tombent en décomposition.
Les plus grands documents portent un titre, écrit en gras.
Arkusz posiadłości gruntowej
Ils sont datés. Les plus anciens de 1912, les plus récents de 1931. Les premiers exemplaires comprennent une traduction en russe sous chaque ligne. L’intérieur du document est rempli de colonnes. Un texte calligraphié les traverse sur la largeur. Il englobe de nombreux chiffres. Je saisis le mot hektar à plusieurs reprises.
Une série d’autres documents sont entièrement écrits à la main, y compris l’intitulé.
Wyciag hipoteczny
Ils ressemblent en tous points à des actes notariés.
Le solde de l’enveloppe est fait de protocoles, de plans et de lettres émanant de la Krajobank à Lwów.
J’en conclus qu’il s’agit de titres de propriétés, en grande partie situées dans la région de Radziechow, la province où se trouvait la maison d’été de mes grands-parents. Si j’en crois les chiffres, je possède au bas mot la moitié de la Pologne.
La seconde enveloppe contient une liasse de lettres. L’encre s’est effacée avec le temps, nombre d’entre elles sont illisibles.
La brunette aux gros seins entre dans la chambre avec le plateau du déjeuner, un bol de soupe, deux tranches de pain, un peu de jambon.
Je jette un coup d’œil au réveil, je ne peux imaginer qu’il y a trois heures que je suis occupé.
Elle ouvre de grands yeux en voyant le chaos étalé sur le lit.
— Mein Gott, was machen Sie ?
— Je range des papiers.
Elle semble plus amusée que contrariée.
— Hier liegen ja überall Papiere !
— Ja. Vous parlez français ?
Elle secoue la tête.
— Nein, nicht français.
— Dommage, je t’aurais bien baisée.
Elle pose le plateau sur le lit, jette un dernier coup d’œil aux papiers avant de sortir.
— Guten Appetit !
Je m’attaque au deuxième tas, les cartes d’identité et les passeports. Je mets de côté celui de mon père. Je le garde pour la fine bouche.
Les cartes d’identité appartiennent à mon grand-père. La première est une Karta myśliwska , sa carte militaire, elle a été émise le 2 janvier 1914. Un cachet de cire est apposé sur sa photo. Il a vingt-six ans, il est polonais et semble fier de l’être.
La deuxième est un carnet à la couverture bleu foncé. Les titres sont en russe, en lettres dorées. Sa photo y est collée, tamponnée par un cachet qui affiche l’étoile rouge caractéristique. Le document date de 1940. L’ensemble des textes est en caractères cyrilliques.
La troisième est une Kennkarte für deutsche Volkszugehörige . Un aigle, les ailes déployées, les serres refermées sur une croix gammée, trône au centre de la carte. Elle a été délivrée le 11 avril 1942, à Lemberg.
La quatrième est une Deutsche Kennkarte , elle est légèrement plus grande que la précédente, de couleur gris-bleu. Elle a été émise à Göggingen, le 15 septembre 1946. Les mentions sont reprises en anglais, français et russe. En regard de la nationalité, il est écrit Deutsch .
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