La carte mentionnait, comme adresse, 114, rue de Milan… Etait-ce une bonne adresse ?
J’ai fait demi-tour à grand peine car les roues patinaient dans la terre glaiseuse. Lentement, je suis revenu à Paris…
J’ai trouvé la rue de Milan, sans presque la chercher, au hasard des sens uniques… Je me suis rangé devant le 114… Un type promenait son boxer.
Il faisait gauler son toutou, le brave homme, avant d’aller se zoner…
En apercevant la voiture, il s’est précipité. J’ai illico pigé que la tire lui était familière.
C’était un mec assez âgé, avec un béret vissé sur le dôme ; quelque chose comme un pipelet…
Il m’a regardé sortir du véhicule d’un air incrédule ; puis, d’instinct, il s’est penché en avant pour vérifier le numéro de la plaque minéralogique.
Je ne lui ai pas laissé le temps de se perdre en suppositions.
— Hé, dites, vous êtes bien chez Carmonicci, Papa ?
Il a sourcillé.
— Pourquoi ?
— Oui ou non ?
— Je suis son concierge…
De la main, il a désigné le 114, et j’ai pu me rendre compte qu’il s’agissait d’un hôtel particulier. Il se mettait bien, le roi de la came. Tout juste s’il ne sous-louait pas le Louvre pour son usage personnel.
— Il est là ? Je viens de la part d’Alexis et Ferroud, ils ont eu un avaro…
Ça a pris…
— Je vais voir… C’est de la part de qui ?
— Mon nom ne lui dira rien… Annoncez-lui seulement que je viens de la part de ses boy-scouts… Ajoutez que je ramène la tire de ces messieurs… Et puis dites-lui encore que c’est tellement urgent qu’il regrettera de n’avoir pas engagé le champion olympique du deux cents mètres haies comme concierge !
Un peu débordé, le vieux s’est engouffré dans la cambuse avec son boxer. Il nichait à gauche du perron, dans une sorte de petit cagibi aménagé sous l’escadrin.
Il devait y avoir le téléphone, car il n’est pas resté trois minutes absent. Pendant ce temps, je poireautais au bas des marches, essayant de bigler à travers une fenêtre proche. Mais je ne pouvais rien voir, car celle-ci était surélevée et pourvue de rideaux bien tirés.
— Montez ! m’a crié le vieux, depuis sa guitoune.
Je me suis avancé en haut du perron. Comme par enchantement, la grosse lourde munie de barreaux de fer s’est ouverte pour me laisser pénétrer dans l’antre du fauve. C’est marrant, la vie… Je n’avais jamais pensé arriver à mes fins en vingt-quatre heures. Et maintenant, j’étais exactement dans la situation du voyageur de commerce qui va visiter sa clientèle avec une valise vide !
Le mec qui se tenait derrière la porte aurait fait peur à une horde de loups affamés. Il était massif, lourd, avec une affreuse tache de vin en plein visage. Sa gueule ressemblait à une citrouille qu’on aurait commencé de trancher en deux et qu’on aurait abandonnée, après s’être ravisé !
Il m’a regardé sans mot dire. Il avait un ordre précis… Ma visite ne lui disait pas grand-chose… Ce gars-là devait se cantonner dans les emplois de chien de garde. C’était lui qui couchait devant la lourde du caïd et qui aboyait lorsqu’il entendait du bruit.
Nous n’avons pas échangé un mot… Il s’est mis à me précéder, après avoir remis la barre de fer pivotante qui fermait la porte… Je me trouvais dans une maison au luxe fou et pourtant j’avais la désagréable impression d’être en taule. Ça devait venir de cette porte hermétique et du gros balafré. En voilà un qui pouvait se faire inscrire chez Boris Karlof pour faire des extras lorsque Frankenstein recevait.
Nous étions dans un immense hall couvert de tapis chérots. Il y avait de lourdes tentures de velours cramoisi et des tableaux de maître aux murs.
Au fond du hall, un escalier de marbre s’élançait vers des étages qu’on pressentait plus luxueux encore.
Il devait faire bon gratter pour un patron aussi bourré de fricotin.
Un mec somnolait sur une banquette. Il s’est dressé à mon passage. Puis il a fait trois pas pour me barrer le chemin. D’un geste incroyablement prompt, il a plongé la main dans ma poche, retirant le feu qui l’alourdissait…
— Tu permets, petit pote ? a-t-il murmuré en matière d’excuse.
Y avait pas à ergoter, ou alors ça allait être la guerre déclarée. Or, pour faire la guerre, faut une sérieuse préparation, tous les manuels d’histoire vous le diront !
Je l’ai laissé empocher l’arme.
— C’est tout ? ai-je demandé en m’efforçant au calme.
— Pour l’instant, oui…
Il a réprimé un bâillement et il est retourné s’asseoir. Il avait un vieux mégot ignoble dans le coin de la bouche ; en grimpant à la suite du gorille balafré, j’ai vu qu’il le rallumait. Il y allait à l’éconocroque, le douanier !
En haut, c’était un chouette couloir, feutré, avec des portes ornées de moulures dorées.
Au mur, un Utrillo… J’ai regardé de près, tandis que mon convoyeur frappait à une lourde. Il ne s’agissait pas d’une reproduction, mais bel et bien d’un original… Le véritable crac, Carmoni, convenez !
C’est agréable, dans le fond, d’avoir à faire à des mécènes… Un gars qui achète de la bonne peinture, c’est fatalement un type avec qui on peut discuter : ça ne trompe pas !
— Oui ? a dit une voix…
La porte s’est ouverte. J’ai mis le pied dans le palais des Mille et une Nuits. Cette chambre ne ressemblait en rien à ce qu’il m’avait été donné de voir au cinéma. Elle était tapissée entièrement avec de la soie sauvage… Par terre, il y avait de la peau d’ours… Quant au mobilier, pardon ! Les antiquaires les plus mimi de Paname et des environs avaient dû se foutre en trente-six pour le lui dégoter… Un Louis XV d’une perfection totale signé, contresigné et tout !
Carmoni se tenait debout au milieu de tout ça. Il portait un pyjama de soie blanche et une robe de chambre en satin bleu ciel avec des parements blancs… Là-dedans, sa peau olivâtre ressortait comme un veuf dans une meringue…
Il avait les cheveux plaqués par un tombereau de gomina.
Un type de taille moyenne, plutôt petit… Un nez pointu, des yeux d’un calme déconcertant et une bouche sans lèvres…
Une chose surtout m’a frappé : la petitesse de ses mains ; on aurait dit celles d’un enfant.
Il m’a regardé posément.
— Vous demandez à me voir ? a-t-il demandé enfin…
— Oui…
— Il paraît que vous rentrez avec la voiture ?
— Elle est dans la rue…
— Et que vous venez de la part d’Alexis et de Ferroud ?
— Tout juste…
— Qui êtes-vous ?
— Un ami à eux…
— Ils ne m’ont jamais parlé de vous…
— Ça ne prouve rien, ai-je objecté, avec le sentiment d’avoir tout du « céoenne-pantoufles ».
— Comment m’avez-vous dit que vous vous appeliez ?
Il ressemblait à un renard, mais en moins inquiet…
— Je ne vous ai pas dit mon nom…
— Je suis certain que vous allez le faire…
— Moi, j’étais certain que vous n’auriez pas besoin de me le demander…
— Pourquoi ?
— Parce que je croyais qu’un gars à la page, comme vous, lit les journaux…
— Je ne lis que la rubrique boursière…
— C’est dommage…
Je l’ai regardé en plein dans les carreaux. Je jouais une partie insensée, sotte et dangereuse. Rien ne m’obligeait à venir me flanquer dans la gueule du loup. Pourtant j’étais venu… Il y a dans la vie de tout individu un moment où celui-ci éprouve l’intense besoin de jouer un banco terrible. Cet instant était arrivé pour moi.
— Mon vrai nom ne vous dirait rien… Qu’il vous suffise de savoir que les journaux m’appellent Kaput !
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