Il y a eu un bruit de moteur ; il a cessé devant le perron, une portière a claqué. Des pas sur les marches de pierre. La porte s’est ouverte. IL est entré, a repoussé la porte sans me voir, n’ayant d’yeux que pour Emma.
— Où est-il ? a-t-il demandé ?
C’est moi qui ai répondu :
— Ici !
Alors Baumann s’est retourné et nous nous sommes regardés comme jamais ne se sont regardés deux hommes.
Il n’avait pas changé. C’était toujours le même garçon élégant et précis, avec dans toute sa personne une nonchalance de très bon ton. Ses cheveux gris s’ornaient de quelques fils argentés supplémentaires. Ses yeux étaient plus froids encore qu’avant. La stupeur n’apparaissait que lentement sur sa frite distinguée. Son premier sentiment, sans charre, c’était la haine. Mais maintenant il réalisait et il comprenait qu’il venait de se faire repasser par sa bergère.
— Pour un mort, monsieur Baumann, vous vous portez assez bien…
J’ai eu un léger mouvement qui a fait scintiller la lame du couteau que je tenais bien en main. Il a regardé le ya avec détachement, puis il s’est tourné vers Emma. Ça, c’était d’un homme fort. Il faut avoir le courage bien trempé pour quitter du regard une lame tournée vers vous.
— Il te menaçait tandis que je téléphonais, n’est-ce pas ? a-t-il demandé.
Elle n’a pas répondu. Je l’ai fait pour elle.
— Je ne la menaçais pas, Baumann. Elle a agi de son plein gré et, immédiatement après que vous avez raccroché, nous avons fait divinement l’amour. Ça faisait longtemps que ça ne nous était pas arrivé, vous nous excuserez…
Son visage avait pâli.
— Elle m’a tout expliqué, ai-je repris, tout : votre combine était supérieurement organisée, chapeau ! Alors comme ça, vous vous livriez au trafic des faux dollars avec votre frère de New York ?
Cette fois, il a compris que je ne bluffais pas et que sa femme l’avait vraiment trahi. Je ne pouvais pas inventer ça, il fallait qu’elle eût parlé, Emma… Il prenait ça assez bien en apparence, mais ça lui filait un coup de vieux et ses yeux se cernaient comme sous l’effet de l’amour.
Je ne baratinais pas dans le vide. Emma m’avait tout raconté et j’avais appris ainsi que ça n’était pas elle l’instigatrice de l’histoire, mais lui !
Ce mec-là ne donnait pas sa part aux cadors pour ce qui était de la pensarde !
Depuis des années il faisait du trafic d’artiche avec les Etats où son frangin stationnait. Les derniers temps, ça ne marchait plus, les deux frelots. Baumann France conservait par-devers lui l’osier de Baumann Amérique. L’autre s’est foutu en crosse et a annoncé son arrivée pour régler les comptes.
Paul ne demandait que ça… Ma présence sous son toit lui avait donné une idée : tout régler et disparaître en beauté… Régler à sa manière, évidemment, c’est-à-dire liquider simultanément le frangin qui ruait dans les brancards et le vieux qui lui avait confié ses intérêts. Son frère lui ressemblant terriblement, il allait profiter de ce mimétisme pour s’esquiver sur la pointe des pieds d’un circuit qui commençait à sentir le roussi.
Dans la journée précédant les meurtres il avait vu son aîné et lui avait promis de tout régler dès qu’il aurait hérité du vieux. Seulement pour hériter, fallait que le vieillard lâche la rampe, or il n’avait pas l’air pressé malgré ses infirmités. Aussi Baumann était-il décidé à l’aider un peu. Mais il voulait un alibi et le frelot allait le lui fournir en se faisant passer pour lui à Rouen auprès de clients nouveaux. Paul lui avait refilé ses fafs pour l’hôtel et avait pris les siens. Le frangin, confiant, avait joué son rôle à merveille. Et c’était lui que j’avais buté dans la rue sombre, sans me douter de rien, trompé par la ressemblance et par la certitude que j’avais de me trouver en face de Paul…
Mais maintenant que je savais tout, je me souvenais de l’étrange sentiment de malaise que j’avais ressenti là-bas, dans la rue obscure, près du théâtre, lorsque le gars s’était retourné. Il semblait ne pas me reconnaître… Tu parles, y avait rien de surprenant à cela… Et je me rappelais aussi cette impression bizarre qui m’avait noué la gorge au moment où j’avais fait basculer le cadavre dans le trou de la canalisation. Cela venait de ce que, confusément, mon instinct, mon corps, mes sens ne le reconnaissaient pas. Seulement j’étais trop bouleversé pour me douter de quelque chose.
Emma avait été, elle aussi, un instrument docile dans les mains d’un super-combinard.
Pendant qu’elle préparait son alibi à elle, en compagnie de Robbie, Baumann sucrait le vieux, tranquillement, et disparaissait dans la nature, laissant le cadavre à mon crédit.
La façon dont j’avais regimbé au cours du procès lui avait refilé les adjas. Il avait craint que je ne crache tout le morcif pour essayer de sauver ma tête et qu’on ordonne une nouvelle autopsie du corps de son frère ; autopsie qui aurait automatiquement fait découvrir le pot aux roses. Alors il avait eu l’idée des friandises empoisonnées… portées à la prison par une petite poule à Robbie…
Je ne pouvais que crier bravo devant une aussi bath machination. Ça, c’était du beau boulot. Avec l’argent du frangin et l’héritage du vieux, ils étaient riches et n’attendaient plus que le dénouement complet de mon affaire pour se barrer en toute quiétude. L’annonce de mon évasion les avait soufflés. Baumann avait aussitôt compris que je viendrais à Saint-Tropez pour essayer de tirer de l’argent d’Emma et me venger d’elle. Tout avait été préparé en vue de cette possibilité. Tout s’était déroulé suivant ses prévisions, jusqu’à la mort de Robbie, qu’il espérait ardemment. Trop dangereux, Robbie ; il en savait tellement long…
Hélas pour lui, il y avait eu les impondérables.
Je lui ai craché le morcif, ivre de joie.
— Tu te croyais malin, Baumann. Tu te prenais pour l’as du crime, pour l’homme qui avait réussi l’impossible… Mais dans le fond, tu vois, tu n’es qu’un pauvre cocu.
J’ai cru qu’il allait tomber en digue-digue, tant était intense sa pâleur. Il a porté la main à son cœur.
— Ben quoi, t’es cardiaque ? j’ai demandé.
Il a retiré sa main, vite, trop vite et elle tenait un pétard élégant comme lui. De la jolie fabrication américaine pour gangster de la bonne société ; un cadeau de feu son frangin peut-être ?
Je me suis précipité, lame en avant. Mais quand je suis arrivé sur lui c’était trop tard. Il venait de défourailler sur Emma. L’honneur, chez ce mec, l’avait emporté sur la prudence. C’était par elle qu’il avait commencé son arrosage.
Les hommes sont cons. Tous de pauvres types que le palpitant régit à sa guise.
J’ai encore dans les manettes le bruit des quatre bastos déchirant le pénible silence qui s’était établi. J’entends aussi le cri bref poussé par Emma.
Elle a murmuré :
— Paul !
Puis elle s’est tue parce qu’on ne peut pas en dire plus long lorsqu’on a quatre pralines de ce calibre dans la poitrine.
J’ai levé mon couteau. Cette fois pas de voile rouge, pas de grelot à l’intérieur du crâne, c’était un geste fatidique, un geste qui n’appartenait pas qu’à moi et que la fatalité accomplissait par personne interposée.
Baumann est resté debout. J’ai lâché le manche. Je le regardais éperdument, affolé de le voir perpendiculaire à ce dos d’homme. Durant un laps de temps qui m’a semblé interminable tout est demeuré immobile, autour de moi, engourdi pour toujours, semblait-il.
Enfin, ce que j’attendais avec tant d’ardeur s’est produit : Baumann est tombé comme une masse.
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