Maintenant son regard se modifiait. Il contenait plutôt une espèce de surprise mêlée de crainte. C’était au point que je doutais d’y avoir aperçu la fameuse lueur.
Nous nous sommes regardés droit dans les yeux. Mes sens étaient affûtés jusqu’à me donner envie de hurler. Puis j’ai pigé. J’ai pigé très simplement, très bêtement. J’ai pigé parce qu’elle ne pensait qu’à « ça » et qu’un phénomène de télépathie venait de se produire. L’un de nous devait avoir des dons de médium, ou peut-être tous les deux ?
Et elle a compris que j’avais compris. C’était une minute fabuleuse, si riche en signification, si humaine !
Je lui ai tendu mon verre :
— Fais-moi plaisir, Emma, bois ce whisky, je sais que tu l’aimes… On n’a pas besoin d’avoir soif pour boire du whisky, au contraire…
Elle ne m’a rien répondu. Et j’ai été heureux, purement heureux parce qu’enfin, pour la première fois je la dominais vraiment. Elle faisait camarade, j’avais été le plus fort.
Je lui ai collé le verre dans les mains…
— Bois, Emma ! Bois… Si tu ne bois pas, je crois bien que je vais te couper la gorge. Allons, fais-moi plaisir, calme-moi : bois !
Et j’ai gueulé encore un coup :
— Bois ! Mais bois donc, garce !
Pour toute réponse, elle a renversé le contenu du verre sur le carrelage. J’ai regardé la rigole zigzaguer sur les damiers.
— Tu m’attendais, n’est-ce pas, ma belle ? ai-je enchaîné d’un ton tranquille. Tu le savais que je venais vers toi. Du reste les journaux annonçaient que je prenais la direction du Midi. Tu es allée m’amorcer avec la bagnole sur le port. Tu es tellement intelligente, Emma ! Tu sais tout, tu prévois tout ! Tu avais préparé le whisky pour ma réception. Si j’avais bu mon verre, je serais k.-o. pour l’éternité à l’instant où je te parle. C’est ça que tu veux ardemment, hein ? Tu ne peux pas vivre tant que je suis là. Rien ne peut commencer pour toi sans ma fin !
Elle a haussé les épaules.
— La vie est bien compliquée, Kaput, pour des gens comme nous…
Sa voix était lasse, triste… Vous me croirez ou vous me prendrez pour une truffe, mais j’ai senti qu’elle exprimait vraiment un désenchantement sincère. Emma en avait marre. Elle arrivait au bout de ses nerfs…
— Avoue que tu m’attendais !
— Je t’attendais, Kaput…
— Tu voulais ma mort…
— Je la voulais…
— Je te fais peur ?
— Oui… Et puis, que veux-tu, peut-être que je t’aime… Ta vie m’est insupportable parce qu’elle bride la mienne. En sachant que tu existes, je ne peux exister à fond, tu comprends ?
Là, elle ne charriait pas. De ça aussi j’étais certain. Elle n’aurait pas pu me chambrer encore, elle n’en avait plus la force, mieux, elle n’en avait plus envie !
— Tu m’aimes, Emma ?
— Oui… Je l’ai compris au tribunal, lorsque tu t’es levé et que tu t’es mis à parler. Tu n’as pas senti, Kaput ?
— Plus ou moins.
— Ça n’était pas de tes paroles que j’avais peur, c’était du sentiment qui naissait en moi…
Elle pleurait. J’ai regardé ses larmes et une tristesse rose s’est abattue sur mes épaules. Une bonne tristesse qui me payait de mes malheurs. Je m’en foutais que la police me crève. Si je me faisais alpaguer, je n’essaierais plus de m’évader. J’irais à la bicyclette d’un cœur léger parce que maintenant j’avais fermé le cercle. J’avais compris le grand principe de la vie, celui que peu de mecs pigent : rien ne sert de rien ; rien n’existe vraiment hormis l’amour… C’est par l’amour que les gnaces se justifient un petit peu, tous, lampistes ou frimants…
— Moi aussi, je t’aime, Emma… C’est très simple, très doux…
— Je sais…
— Qu’allons-nous faire, maintenant, dis ?
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Si on essayait de partir ?
— Où ?
— Ailleurs… Tiens, l’Italie, j’ai un pote à Nice qui pourrait arranger ça… Une fois chez les Macars, on trouverait bien un commandant de barlu pas trop regardant sur le passeport ?
Elle a eu un léger sourire.
— Comme dans les livres, Kaput ?
— Oui, Emma, comme dans les livres…
Elle ne répondait pas. Ses yeux mauves étaient pleins de nuages comme le ciel d’été au crépuscule.
— On est bien, a-t-elle murmuré…
J’ai soupiré :
— Oui, on est bien, mais ça ne durera pas. Le jour va se lever. Le jour va se lever avec ses périls… Ça doit donner dur, la flicaille, en l’honneur de ton cher amour…
Je me suis mis à genoux dans la flaque de whisky et j’ai posé ma tête sur sa poitrine. Je sentais entrer dans mon crâne le rythme lent de sa respiration.
— Tu n’as pas répondu à ma question. Emma… Veux-tu partir avec moi ?
Elle a secoué la tête.
— Non, mon amour, ça n’est pas possible.
— Pourquoi pas possible, tu as peur ?
— Oh ! non…
Je l’ai regardée.
— Tu… tu as quelqu’un ?
Elle a secoué affirmativement la tête.
— Quelqu’un, ai-je balbutié, complètement siphonné.
A ce moment le téléphone s’est mis à sonner.
L’appareil se trouvait sur la cheminée de briques roses.
Le bignou, comme truc à faire dégoder le monde, je vous le recommande ! Un peu écrasée, elle était, la minute de vérité au bout de la deuxième lancée du grelot.
J’ai fait fissa pour me remettre debout sur mes cannes.
— Qu’est-ce que c’est ? ai-je fait, farouche, prêt à tout chanstiquer dans les environs…
Emma m’a dit :
— C’est LUI !
— Laisse glaner…
— Non, il faut que je réponde.
— Je te dis…
D’un geste elle m’a stoppé.
— C’est dans ton intérêt, crois-moi !
Ça m’a dérouté. Emma s’est levée et a décroché avant que j’aie pu intervenir. Je me suis précipité à sa suite et j’ai saisi le second écouteur. A l’autre bout, une voix d’homme disait « Allô » fiévreusement. Je la sentais angoissée et je ne l’ai pas reconnue tout de suite à cause de ça.
— C’est toi ? a lancé la voix.
— Oui…
— Ah ! bon, j’ai eu peur… Alors ?
— Alors tout va bien, a murmuré Emma en me regardant.
— Il ?…
— Oui, a-t-elle fait vivement…
Le soupir qu’IL a poussé m’a chatouillé le fond de l’esgourde désagréablement.
— Et Robbie ?
— Eh bien ! mon Dieu…
— Ça s’est mal passé pour lui ?
— Extrêmement mal…
Il y a eu un rire désagréable, un rire qui m’a fait peur.
— Tu dois te sentir un peu seule, ma pauvre chérie, entre ces deux statues. Je suis bien content pour Robbie. Il ne pouvait rien lui arriver de meilleur. Bon, j’arrive !
Et il a raccroché précipitamment.
— Ça n’est pas possible ! ai-je fait à Emma.
Elle a souri. Puis elle m’a tendu ses lèvres, et son corps est venu s’incruster dans le mien, souple, onduleux, docile, épousant étroitement ma géographie.
Je mangeais sa bouche. Je la pressais à l’étouffer contre moi. A la fin je l’ai renversée dans un fauteuil et je l’ai prise comme un soudard.
Lorsque nous nous sommes désunis, elle s’est laissée aller à la renverse, épuisée par cette brutale étreinte.
— Tu m’as tuée, a-t-elle soupiré…
J’allais parler, mais elle m’a fait signe de me taire.
— Maintenant, il faut que je te parle !
Et elle m’a parlé. Mais je venais déjà de piger une partie de ce qu’elle me disait.
* * *
Je m’étais embusqué derrière la porte. Emma restait dans le fauteuil.
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