— Hep, monsieur ! Vous perdez quelque chose !
Je me suis retourné avec lenteur, agacé par l’importun. Ça me rappelait un film américain que j’avais vu en prison : l’histoire d’un type qui voulait perdre un objet sans y parvenir. C’était truffé de gags incroyables. Chaque fois qu’il abandonnait l’objet, une intervention extérieure l’obligeait à le récupérer. À la fin il se retrouvait chez lui, défaisait rageusement le paquet, et s’apercevait avec stupeur que ça n’était plus le même objet qu’au départ…
L’homme qui m’interpellait était assez corpulent. Il portait un loden noir, un chapeau gris aux bords gondolés et serrait entre ses dents un fume-cigarette vide.
J’ai feint la surprise.
— Moi ?
Il arrivait sur moi, ravi de rendre service à son prochain. On croit que la majorité des hommes est mauvaise, c’est faux, le monde est plein d’altruistes.
Il a ramassé lui-même la pochette.
— Je l’ai vue tomber de votre poche. C’est bien à vous ?
— Oh ! oui. Je vous remercie…
Je lui ai souri en tendant la main pour récupérer la carte grise. Mais au lieu de me la restituer, l’homme l’a glissée dans sa poche après y avoir jeté un bref regard.
Je ne réalisais pas très bien l’illogisme de son comportement.
Il retournait le revers de son loden. Une plaque de police a brillé d’un éclat fulgurant.
— Suivez-moi, Herbin.
Il fallait réagir, dire quelque chose.
— Je ne comprends pas.
— Justement, on va vous expliquer.
Il a levé le bras. Une voiture s’est approchée. Je n’ai pas vu d’où elle sortait. Sans doute suivait-elle le policier à distance. Il s’agissait d’une vieille Frégate aux ailes cassées. Un homme vêtu d’une canadienne et coiffé d’un petit chapeau de feutre vert à bord court la pilotait.
— Montez ! m’a enjoint le flic au loden.
— Mais, à quel titre. De quel droit ?
Il ne s’est pas perdu en explications. Il m’a seulement donné une bourrade dans le dos et je suis parti en avant dans l’auto. J’ai buté contre ma pauvre valise et me suis retrouvé à genoux sur le plancher au caoutchouc troué.
Le loden prenait place à mes côtés, se laissait tomber sur la banquette avec un vagissement d’aise. L’auto repartait.
Personne ne parlait. J’essayais d’y voir clair. M’avait-on suivi depuis chez Dravet ? J’étais certain que non. Absolument certain. Par contre je me rappelais maintenant avoir vu cette grosse auto noire stationnée en face de chez moi.
Oui, c’était chez moi qu’ils avaient organisé une « planque ». Heureusement !
Je devais comprendre l’objet de ces mesures policières si je voulais me sortir de ce mauvais pas. Ce n’était pas compliqué. Les inspecteurs avaient voulu retrouver « l’autre témoin », c’est-à-dire moi. Et cela avait été un jeu d’enfant puisque j’avais stupidement donné mon nom à Ferrie lorsque dans le faux salon nous nous étions présentés. De plus il savait quelle rue j’habitais. Ne lui avais-je pas fait stopper son auto presque devant chez nous ?
Au cours de ces dernières heures les flics avaient procédé à une petite enquête. Ils avaient appris qui j’étais et d’où je sortais.
Je m’exhortais au calme. Je voulais rester optimiste.
Ils allaient me demander où j’avais passé la nuit, et surtout où j’avais trouvé la carte grise de Ferrie.
La Frégate a stoppé devant un perron gris. Au-dessus de la porte pendait un drapeau pareil à ceux auxquels je me comparais un instant plus tôt.
— Avancez !
Un couloir administratif avec des agents indifférents qui parlaient entre eux de leur Noël, de leurs enfants.
Un bureau, des bancs de bois, des affiches, des réflecteurs verts, une odeur d’encre, de papier moisi, de sueur…
— Asseyez-vous !
Excepté la bourrade de tout à l’heure, « ils » ne me brusquaient pas. Je continuais d’espérer fermement. Le danger, lorsqu’il est présent, effraie moins.
« Voyons, j’avais passé la nuit dans les bistrots du quartier. La plupart étaient bondés, ce qui expliquerait qu’on ne m’eût pas remarqué. Quant à cette fichue carte grise…
Eh bien, la carte grise, je l’avais trouvée dans l’auto de Ferrie. J’avais cru que cette pochette était tombée de ma poche et je n’avais découvert ma méprise que plus tard.
Il suffisait de maintenir mordicus ces allégations.
On ne pouvait rien contre moi .
Je me le répétais ardemment, comme pour m’en convaincre. Que j’en sois fermement persuadé moi-même et j’arriverais à me tirer de ce mauvais pas.
Je songeais à M me Dravet. Je regrettais de ne pas lui avoir demandé son prénom, ç’aurait été plus commode pour penser à elle. Je n’avais jamais rencontré un être plus surprenant. Elle possédait une volonté farouche, une présence d’esprit stupéfiante, et pourtant je la savais faible et perdue. Nous étions de la même race, elle et moi.
L’inspecteur au loden racontait les jouets de ses enfants à un collègue qui roulait une cigarette cassée dans un second papier à bord gommé. Pour eux ce jour restait un Noël, malgré l’enquête en cours. Il y avait un arbre chez eux, des friandises, des lumières, de la joie, des cris d’enfants et ils apportaient un peu de tout cela dans ces sinistres locaux.
— Herbin !
L’autre inspecteur, celui qui avait une canadienne, me faisait signe d’entrer dans un bureau.
Un homme d’une cinquantaine d’années, affligé d’une calvitie comique qui lui faisait comme un crâne en carton, se tenait assis derrière un bureau ministre chargé de paperasses. Il avait un gros nez tout rond posé sur une touffe de moustache noire.
Il m’a désigné une chaise garnie d’un cuir rugueux, lacéré par des ongles.
— Albert Herbin ?
Il consultait un papier couvert de petites notes au crayon et parlait sans me regarder.
— Oui, monsieur.
— Libéré avant-hier matin de la prison des Baumettes ?
J’ai rectifié spontanément :
— Non : hier matin.
Et puis j’ai fait le calcul. La notion de temps s’était un peu brouillée pour moi à cause de ces deux nuits blanches successives.
— Excusez-moi, c’est vous qui avez raison : avant-hier.
— Vous êtes rentré de Marseille comment ?
— Par le train de nuit.
— Et depuis ?
J’ai haussé les épaules. Cette fois il me fixait. Il avait une tête paisible, des yeux tranquilles mais au fond desquels couvait une dangereuse lueur.
— Je suis rentré au domicile de ma mère. Et puis j’ai profité de ma liberté retrouvée.
— De quelle façon ?
— De la seule façon qui soit : en me baladant dans les rues, en entrant dans les bars, en regardant les nouvelles autos sorties pendant ma détention. En six ans, le monde change, vous savez. C’est dur de se mettre à jour.
— Vous êtes allé à la messe de minuit ?
Nous y arrivions. Il n’avait pas tellement envie de finasser.
— En effet.
— Pendant l’office, une dame s’est trouvée mal ?
— Oui… M me…
J’ai fait mine de chercher.
— … Drevet ou Dravet, non ?
— Oui.
Il a haussé le ton pour me lancer ce oui. Un oui provocant.
— Vous avez déclaré aux gens qui l’ont sortie de l’église que vous la connaissiez ?
— Absolument pas, j’ai dit que je savais où elle habitait, nuance !
— Et comment connaissiez-vous son domicile ?
— Très simplement. En me promenant dans le quartier je l’ai vue sortir de chez elle avec sa petite fille. Cela faisait six ans que je n’avais pas vu de femme ni d’enfant. Celles-ci étaient jolies, je les ai remarquées. Et dans l’église je les ai reconnues, voilà tout.
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