Étais-je sauvé ?
Je n’osais trop y croire. Il me resterait encore tellement d’obstacles à franchir. Il faudrait que je sorte de ce grenier, que je descende l’escalier, que je traverse la cour.
Si M me Dravet n’était pas seule, comment expliquerais-je ma présence dans les bâtiments ? Et si elle quittait ceux-ci, comment franchirais-je les portes verrouillées ?
J’ai entendu sonner sept heures. Les clochers d’alentour avaient déjà carillonné des heures et des demies sans que j’y prête attention. Le silence était total, il est vrai, dans la maison, et les bruits extérieurs seuls me parvenaient. La circulation recommençait au ralenti en ce jour de Noël. De lourds camions de livraisons tressaillaient sur les pavés. Quelques vélomoteurs pétaradants accomplissaient d’étranges trajectoires à travers ces rues qui m’environnaient.
Devais-je attendre encore ? Je flottais dans un état léthargique qui anesthésiait ma volonté.
Si je tardais trop, j’allais tomber sur le flot des parents et des relations qui accourraient sitôt que se propagerait la nouvelle. Je bénéficiais d’un moment de flottement qu’il fallait absolument mettre à profit.
Comme je m’apprêtais à me relever, un pas a retenti dans l’escalier de bois menant aux combles. Un pas rapide et décidé qui m’a mis du froid dans la tête. Quelqu’un venait, cette fois il n’y avait pas à s’y tromper. Et ce quelqu’un n’hésitait pas. Il arrivait droit ici. La première porte s’ouvrait. Le pas s’est arrêté un instant. Puis il s’est approché lentement. Bientôt je l’ai senti à quelques centimètres de mon visage.
Le bruit léger d’un commutateur et ç’a été un intense éblouissement, comme lorsqu’on essaie de fixer le soleil un moment. J’étais aveuglé par la brusque clarté, si inattendue.
Au milieu du flamboiement, semblable à une apparition miraculeuse, il y avait M me Dravet. Mes yeux s’accoutumaient rapidement à la lumière retrouvée. Elle était seule. Elle tenait ses deux mains crispées sur sa poitrine et me fixait avec horreur, comme si j’avais été un objet de profonde répulsion.
Très certainement, je venais de lui faire la plus grande peur de sa vie.
Cet échange de regards a été très bref. Presque immédiatement, mon attention a été captée par le décor qui m’entourait et je croîs que j’ai crié. Un cri qui partait de ma chair. Le cri d’un homme foudroyé par une révélation.
— Que faites-vous là ? a-t-elle demandé d’une voix rauque.
Au lieu de répondre, j’essayais de réaliser. Je voulais comprendre ce prodige. Je ne me trouvais pas dans un, mais dans le salon des Dravet. Il y avait le canapé, le fauteuil, le tourne-disque sur une table basse. Il y avait le bar roulant avec le verre de Ferrie et le mien, et j’ai pensé soudain que c’était lui que j’avais heurté dans l’obscurité et pris pour un vieux berceau ! Il y avait aussi le sapin de Noël et ses féeries de verre filé. À l’extrémité d’une branche, ma cage argentée et son oiseau bleu pendaient comme un hochet goguenard.
La porte du salon était bien une porte vitrée, et j’apercevais le vestibule avec son portemanteau auquel nul vêtement n’était accroché.
— Allons, répondez, que faites-vous ici ?
Sa voix n’était pas seulement méchante, elle était surtout désespérée.
J’ai pris mon front dans mes mains comme font au théâtre les acteurs qui « chargent » lorsqu’ils veulent exprimer la stupeur.
— Je ne comprends pas…
— Vous ne comprenez pas pourquoi vous avez passé la nuit ici ?
— Attendez.
Je refaisais par la pensée mon cheminement de la nuit.
J’avais escaladé un étage. J’étais passé devant l’appartement des Dravet et, par la porte ouverte du palier, il m’avait été possible d’apercevoir le salon. Vision rapide mais totale de la pièce. Le cadavre gisait sur le canapé…
J’avais vu le sapin, le tourne-disque, le bar roulant…
— Attendez.
Une détente s’est opérée chez cette femme exténuée. Elle a fait deux pas et s’est laissé tomber dans le fauteuil.
— Essayez-vous de me faire croire que vous n’avez pas compris ? a-t-elle soupiré en fermant les yeux.
J’ai couru hors du salon et j’ai gagné l’autre extrémité du vestibule. Avec des gestes de médium j’ai ouvert les unes après les autres les portes qui se présentaient. Toutes donnaient sur des pièces absolument vides, aux murs enduits de plâtre qu’on n’avait pas encore peints.
Alors je suis allé la rejoindre. Elle avait de grands cernes bleus sous les yeux et ses joues paraissaient s’être creusées.
— Comme je suis fatiguée, a-t-elle murmuré. Tellement fatiguée qu’en ce moment ça ne me ferait rien de mourir.
Je me suis assis en face d’elle sur le canapé. D’instinct j’ai adopté sa posture abandonnée. Nous étions vidés l’un et l’autre.
— Il y a deux appartements identiques l’un au-dessous de l’autre, n’est-ce pas ?
— Mon beau-père avait fait construire le second à l’intention de son deuxième fils qui est militaire en Algérie.
Je comprenais. Pas vraiment, non. C’était plus nuancé : je comprenais que j’allais tout comprendre, que je possédais maintenant les éléments du mystère.
— Et vous avez meublé le salon de celui-ci exactement comme le vôtre ?
— Ce n’était pas très difficile.
— C’est vrai, vous m’avez dit que vous étiez décoratrice…
— Il n’y avait pas besoin d’avoir fait les Beaux-Arts pour peindre un vestibule et une pièce en blanc, pour acheter un canapé, un fauteuil, un bar, un tourne-disque semblables à ceux qu’on a déjà…
— C’est vous qui l’avez tué, n’est-ce pas ?
— Vous le savez bien.
La clairvoyance féminine. Elle avait su avant moi où j’en étais.
— C’est parce qu’il vous fallait un témoin que vous m’avez racolé au restaurant.
Elle a rouvert les yeux. Son regard était d’une tristesse infinie.
— Racolé…
— Enfin, disons « encouragé ». Vous avez joué le rôle à la perfection. Chaque minute semblait être le résultat d’un hasard, et en réalité vous dirigiez la situation avec une sûreté !
— Oui, le danger rend fort.
— Vous vous êtes donc arrangée pour, m’amener ici. Vous avez insisté pour que je me serve à boire.
— Avant de quitter cette pièce, il était indispensable que je sache quel alcool vous choisissiez.
— Afin de mettre le même dans un même verre à l’étage au-dessous ?
Elle a acquiescé. Dans le fond, était-elle vraiment importunée par ma présence ? N’était-elle pas secrètement satisfaite d’avoir un confident ? Ce lourd, cet étrange secret ne l’écrasait-il point ?
— Et vous avez mis un disque à cause de la détonation ?
— Naturellement.
J’ai ricané :
— Du Wagner ! C’était tout indiqué…
Il y a eu un temps assez long. Elle n’a pas soufflé mot. Elle voulait bien se confier, mais comme se confesse un pénitent maladroit : en répondant seulement à des questions.
J’en avais cent, j’en avais mille, j’en avais trop à lui poser. Je ne savais laquelle choisir.
Le plus simple c’était d’en finir avec le meurtre de Dravet en suivant l’ordre chronologique.
— Après avoir quitté cette pièce, vous êtes redescendue à l’étage inférieur avec Lucienne ?
En entendant le nom de sa fille, elle a eu des larmes plein les yeux. Je les ai vues perler au bord de ses longs cils, y trembler un instant avant de couler sur son beau visage torturé.
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