— Vous l’avez rapidement mise au lit ?
Elle m’a fait un signe qui pouvait passer pour affirmatif, mais je pense qu’en réalité elle voulait chasser de ses cils d’autres larmes qui s’y accumulaient.
— Puis vous êtes allée au salon, au vrai, pour tuer votre mari qui s’y trouvait. Par exemple je ne comprends pas…
— À midi je lui avais fait prendre trois lentérules de phénobarbital dans des chocolats. Elles contiennent plusieurs substances différentes qui se dissolvent les unes après les autres, entretenant le sommeil. On peut, suivant les doses, garder quelqu’un endormi pendant des heures et des heures…
Un faible sourire a plissé une seconde sa bouche :
— La preuve…
— Donc, il dormait ?
— Oui.
Elle savait très bien ce que je pensais. Si jamais les choses se gâtaient pour elle, aucun jury ne lui accorderait des circonstances atténuantes. Elle avait assassiné froidement, au bout d’une lente, longue et savante préméditation, un homme endormi.
— Je vous fais peur, hein ? Vous pensez que je suis un monstre.
J’ai haussé les épaules.
— Ce n’est pas un homme comme moi qui peut vous juger.
Elle a avancé doucement sa main, comme au cinéma. Le temps d’un éclair, il m’a semblé que tout recommençait.
J’ai pris sa main et l’ai pressée. Je ne demandais au ciel que quelques minutes de répit. Je redoutais un coup de sonnette ou l’aigre appel du téléphone.
— Personne ne s’est inquiété de son absence, hier après-midi ?
— Si : sa maîtresse. Le matin, les ateliers travaillaient. Elle venait le voir au bureau avec beaucoup d’impudeur, et j’ai su par la secrétaire de mon mari qu’ils avaient eu une altercation au sujet du réveillon. En fin d’après-midi elle a appelé ici, sans se nommer. Elle demandait Jérôme. J’ai répondu qu’il était parti.
— J’espère que la police sera au courant de l’incident ?
— Sûrement.
— Il sert la thèse du suicide. À propos, comment les flics ont-ils réagi ?
Elle a réfléchi.
— Je ne sais pas.
— Enfin, quelles ont été leurs attitudes ?
— Ils sont comme les médecins, ils ne disent rien. Ils ont pris des photographies et des mesures. Ils ont mis le revolver dans une pochette de cellophane.
— Et puis ?
— Ils ont posé les scellés sur la porte du salon ! Je n’aimais pas beaucoup cela. Je m’imaginais que lorsque la police se trouvait en face d’un suicide évident elle ne s’entourait pas d’autant de précautions.
Mais ce n’était là, au fond, qu’une opinion de profane. Si les inspecteurs avaient eu des doutes, ils auraient fouillé toute la maison.
— Bon. Vous l’avez tué… Vous portiez des gants, je suppose ?
— Oui. Mais c’est lui qui a tiré. Vous comprenez, je n’ai fait que lui tenir la main.
Comme on tient la main à un analphabète pour lui faire signer une pièce. Elle lui avait fait signer sa mort.
— Deux gouttes de sang ont giclé sur votre manche.
— J’ai bien vu que ces taches vous troublaient. Elles vous troublaient avant que nous découvrions le corps. J’ai presque failli vous quitter à la sortie du café.
Les paroles étaient cruelles, mais sa main les corrigeait par de petites pressions.
— Qu’avez-vous fait des gants ?
— Je les ai jetés dans un égout au cours de notre promenade au clair de lune ; vous ne vous en êtes pas rendu compte ?
— Non, ai-je avoué, assez piteux.
Je voulais tout savoir en détail. L’affaire avait un côté spectaculaire qui me fascinait.
— Vous avez donc tiré, après ?
— J’ai versé une goutte de cognac dans un verre, une goutte de cherry dans un autre… J’ai posé les deux verres sur la tablette supérieure du bar roulant.
— C’est pourquoi, avant que nous sortions un peu plus tard, vous avez pris mon verre que j’avais laissé sur la cheminée pour le poser comme en bas sur la tablette du bar ?
— Vous avez remarqué ?
— Vous voyez…
— Nous avons bavardé. Nous sommes sortis.
— Et quand nous sommes revenus, vous avez stoppé l’ascenseur au premier étage et non au second. Pour que je ne me rende pas compte de l’écart de durée, vous m’avez embrassé…
— Croyez-vous que ce soit uniquement pour cela ?
— Parlez-moi du monte-charge…
— Il dessert en effet deux étages. Les ateliers sont aménagés de façon rationnelle. Le collage se fait au premier, l’emballage au second. Dans la conception des locaux, mon mari avait voulu que ce monte-charge pût servir d’ascenseur le cas échéant et c’est pourquoi il s’ouvre indistinctement côté fabrique et côté appartements.
— Alors ?
— Ce soir j’ai dévissé le bouton de commande du second étage par mesure extrême de précaution pour éviter à mon « visiteur-témoin » l’idée même d’un second étage.
— Mais vous m’avez amené au second, la première fois ! Comment avez-vous fait ?
— J’avais un dé à coudre de fillette qui me permettait d’actionner le tableau de commande pour le deuxième étage. L’extrémité du dé entrait juste dans le trou du tableau. Logiquement, je n’avais besoin d’aller qu’une seule fois au second puisqu’à partir de la deuxième visite le drame était découvert…
— Mes compliments, vous êtes astucieuse.
Je la regardais en me demandant comment un tel machiavélisme, une telle minutie dans la préparation d’un crime avaient bien pu naître dans cette âme de femme.
— J’avais remplacé les ampoules de l’escalier et du monte-charge par des ampoules grillées.
Maintenant elle avait besoin d’aller jusqu’au bout. Elle voulait m’étonner.
— Lorsque vous êtes venu pour la première fois et que vous teniez Lucienne dans vos bras, j’ai stoppé l’ascenseur un peu avant la fin de sa course. De même lors de votre troisième visite avec l’homme de l’église… Savez-vous pourquoi ?
— Non.
— Parce que notre appartement, au premier, il est pas exactement sur le même plan que le premier étage des ateliers. Le monte-charge étant là pour les besoins de la fabrique, il en résulte une marche lorsqu’on veut sortir de la cabine côté appartement.
« Or, au second, atelier et appartement étant de niveau, je devais créer une marche artificielle en stoppant l’ascenseur un peu avant son arrêt normal. »
— Bravo. Dans le noir ça ne devait pas être facile ?
— Je me suis entraînée, des nuits durant, quand j’étais seule ici. C’est devenu une sorte de réflexe. À un centimètre près je suis capable d’arrêter la cabine toujours au même endroit.
Je ne pouvais me défendre d’une secrète admiration pour ces performances. Dans ce qu’elle venait de me dire, une phrase m’avait frappé : « je me suis entraînée des nuits durant, quand j’étais seule ici ».
J’imaginais la vie de cette jeune femme dans ces locaux industriels, en compagnie de son enfant repoussée.
« … des nuits durant, quand j’étais seule ici ».
Elle avait eu le temps en effet de concevoir un meurtre. De s’y préparer, puis de le préparer. De se consacrer à lui comme à une tâche…
— D’où vient que la porte du second n’était pas fermée à clé ?
« Je n’ai eu qu’à tourner le loquet pour entrer ici. »
— Par prudence.
— C’est-à-dire ?
— Chaque fois j’ai fait semblant de me servir d’une clé. En réalité c’était avec celle du premier que je farfouillais dans la serrure afin de donner le change. Je redoutais qu’au début de l’enquête on ne me demande mon trousseau de clés et que celle d’ici n’attire l’attention. Car, mon mari, lui, ne possédait pas la clé de cet appartement, et je craignais qu’on ne compare nos deux trousseaux.
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