La sirène s’est tue. Le portail a grincé légèrement.
J’étais pris dans cet escalier comme dans une nasse. Je n’avais plus que la ressource de remonter pour retarder l’échéance.
J’ai donc regrimpé l’escalier sans me donner la peine d’étouffer le bruit de mes pas. Peut-être y avait-il un moyen de fuir par le toit ? Je me rappelais la lucarne percée tout en haut de la cage du monte-charge.
Je suis parvenu sur le palier illuminé. J’ai coulé un bref regard pour m’assurer que ni Ferrie ni M me Dravet ne se trouvaient devant la porte. Ils n’y étaient pas. Seulement j’ai vu autre chose, et cet autre chose m’a fait douter de ma raison : par l’enfilade des portes, restées ouvertes, j’apercevais distinctement le cadavre de Jérôme , b lotti sur le canapé dans sa position initiale.
Mais déjà j’avais dépassé le palier et je commençais à douter de cette vision, à décider qu’il s’agissait d’une hallucination.
Un étroit escalier de bois continuait vers les combles. Je l’ai gravi aussi vite que j’ai pu. Déjà, les pas des policiers retentissaient en bas. Je me suis figé. Impossible de retrouver mon souffle. J’avais la poitrine bloquée dans un terrible étau. Il y avait en bas des exclamations, des chuchotements…
Ma situation était intenable. Si les policiers s’aventuraient dans l’escalier, ils allaient me découvrir et alors je ne pourrais jamais leur faire admettre que je me trouvais là uniquement en qualité de témoin trop curieux. Le petit escalier n’allait pas plus haut. Que faire ?
Avec des gestes infiniment prudents, infiniment glissants, j’ai palpé le mur. Mes doigts étaient devenus des doigts d’aveugle, ils possédaient soudain une espèce de voyance tactile.
J’ai senti la rugosité d’une porte. J’ai trouvé un loquet, je l’ai tourné, lentement, lentement. Je priais Dieu pour que ce pommeau répondit à ma pression.
Da porte a obéi. Elle a émis un léger craquement et ce faible bruit m’a fait l’effet d’un coup de canon. Quelques secondes d’une immobilité totale m’ont permis de reprendre courage. J’ai poussé la porte avec d’infinies précautions. L’espoir renaissait. J’avais oublié le mort du dessous, la comédie de M me Dravet et la police pour ne plus songer qu’à mon salut. Je savais que tous les greniers comportent des tabatières.
Si j’en découvrais une, j’étais peut-être sauvé. Mais plus j’avançais, plus le noir s’épaississait. Je coulais à pic dans les ténèbres. Elles m’engloutissaient impitoyablement, comme l’eût fait la terre sombre d’un marécage.
Une fois dans le grenier, j’ai entrepris de refermer la porte. J’agissais avec plus de précaution encore qu’à l’ouverture.
Lorsque le battant a été entièrement repoussé et qu’a eu joué le pêne du loquet, il m’a semblé qu’un formidable rempart venait de se dresser entre la police et moi.
J’ai attendu un moment encore. Je vivais en pointillé, par spasmes.
Sous moi, c’était plein d’allées et venues, de paroles inaudibles, de sonneries de téléphone.
« Ils » devaient alerter des ambulanciers, prévenir le parquet. Allaient-ils fouiller la maison ?
Une autre peur, beaucoup plus sournoise, me tenaillait maintenant. Je savais que M me Dravet avait un complice. C’était fatal, puisqu’en son absence, cadavre de son mari avait été ramené au salon .
Or celui — ou celle — qui avait exécuté cette effroyable manutention se trouvait peut-être encore dans les locaux. À moins que ceux-ci ne comportassent une autre issue que j’ignorais. À moins aussi qu’il ne se soit enfui pendant que je somnolais dans le camion.
Peut-être était-ce à l’intention de ce complice que M me Dravet avait négligé de fermer le portail à clé en partant ?
Si le complice était dans la maison, il occupait peut-être ce grenier ? Je l’imaginais, tapi dans l’obscurité, près de moi, s’apprêtant à m’égorger à la moindre alerte. Je croyais percevoir le bruit léger d’une respiration. J’essayais de me contrôler, de me dire qu’il s’agissait de la mienne, l’effroi continuait de croître.
À plusieurs reprises j’ai eu envie d’ouvrir cette porte et de descendre vers les policiers.
Ce qui m’en a chaque fois empêché, c’est la pensée de la jeune femme qui se débattait avec eux. Elle m’avait à plusieurs reprises demandé de disparaître et je n’avais pas tenu compte de ses exhortations. Je m’étais obstiné à m’imposer, à la poursuivre ! Si je me montrais, tout était perdu pour elle autant que pour moi.
— Il y a quelqu’un ? ai-je soufflé.
Personne ne m’a répondu et ma voix a réussi ce que ma raison n’avait pu faire : elle m’a calmé.
Si la femme de Dravet avait eu un complice, celui-ci n’aurait pas été assez stupide pour attendre la venue de la police sur les lieux du drame.
L’escalier est devenu très bruyant.
« Ça y est, ai-je pensé, ils fouillent la maison et les ateliers. »
J’ai attendu, fou d’anxiété, pensant que la porte allait s’ouvrir brutalement et que j’allais recevoir en pleine figure le faisceau d’une lampe électrique.
Mais cela tardait. Parfois les allées et venues cessaient. Et au moment où je commençais d’espérer, elles reprenaient.
Je traversais des instants d’espoir, de confiance même ; et, à d’autres moments, j’avais envie de crier de peur et de misère.
Je me sentais trop près de l’escalier. J’ai reculé doucement. Mon coude a heurté un encadrement de porte et j’ai senti que je parvenais dans un espace plus vaste. J’ai cherché une tabatière, mais il n’y en avait toujours pas. J’ai tendu le bras pour toucher le toit mais je n’ai rencontré que le vide.
Comme j’essayais de me déplacer encore, j’ai buté contre quelque chose. Ce devait être un berceau (sans doute celui de Lucienne lorsqu’elle était un bébé) car j’ai senti la forme de la barre servant à le pousser et cela s’est déplacé en produisant un cliquetis.
Le bruit a réveillé toutes mes angoisses. L’avait-on perçu, du dessous ?
Je ne devais absolument plus bouger, sinon je risquais de renverser quelques-unes de ces vieilleries qu’on entrepose dans les greniers. Avec d’infinies précautions je me suis allongé par terre, sur le plancher. J’ai rencontré les franges d’un vieux tapis et j’ai posé ma joue dessus.
La politique de l’autruche a du bon parfois. Les yeux fermés, le corps immobile, je me sentais invulnérable. Même si quelqu’un montait jusque-là et inspectait le grenier au moyen d’une lampe électrique, il serait possible qu’il ne me voie pas.
Je me reprenais à espérer. Bien qu’on eût manipulé le cadavre, le suicide de Dravet restait sans doute probant et les autorités se contenteraient de souscrire aux formalités d’usage.
J’ai perçu le timbre d’une ambulance, des claquements de portières, des appels…
On continuait de marcher et de parler au-dessous. La petite exclamation métallique du téléphone qu’on raccrochait retentissait très souvent. Plus tard, il y a eu des cris, des larmes, j’ai alors pensé qu’on avait prévenu la famille de Dravet et que c’étaient ses parents qui gémissaient de la sorte.
Je regardais ma montre. Son cadran lumineux faisait une minuscule tache phosphorescente. Dans ce noir intégral, les chiffres se détachaient d’une façon hallucinante. Je ne voyais pas le boîtier, mais seulement ce bracelet de chiffres et les deux aiguilles acérées.
Six heures… Six heures vingt… Sept heures moins le quart…
Cela faisait une heure et demie qu’on avait découvert le corps. Donc on ne fouillerait pas les locaux. Si la police avait eu des doutes, elle aurait perquisitionné tout de suite.
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