— En v’là un culot ! bégaya Ficelle, surpris par cette présence… Alors, on entre chez les gens comme dans un moulin maintenant !
— Je t’attendais, gars, fit le Dingo en se levant.
Il s’étira en bâillant.
— Ce que ça pue, dans ton poulailler, c’est rien de le dire.
Ficelle regretta d’être ivre. Ça ne l’empêcherait pas de comprendre, mais cela créait dans son esprit un mince décalage qui lui faisait perdre sa vivacité d’esprit.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
— Tu vois, je t’attendais… Et je trouvais même que tu te faisais long, mon salaud !
— Et à cause de quoi que tu m’attendais ? Tu savais donc où que j’habite ?
— Avec la langue, on va à Rome !
— Et qu’est-ce que tu peux me vouloir pour m’attendre chez moi quand je suis pas là !
— Tu le demandes ?
— Bien sûr que je le demande ! glapit Ficelle.
Son ivresse se modifiait. Maintenant il pensait plus vite, voyait plus net, mais par contre il souffrait d’un abominable mal de tête.
— Figure-toi qu’avec Grosse Patte, on est allés à Meulan… Je t’en dis pas plus, tu dois comprendre, non ?
— Qui c’est, Grosse Patte ?
— Le proprio de la crèche où t’as bousillé Tino !
— Attends voir ! demanda Ficelle d’une voix implorante. Attends voir.
Il venait d’avoir un passage à vide, il se débattait dans son besoin de tout comprendre…
— Tino est mort ? demanda-t-il.
— Comme si tu le savais pas, saleté de corbac !
— Sois poli ! recommanda Ficelle.
Il émit un petit rire frileux. L’annonce de cette mort le comblait. Pendant tout le jour, il avait eu le remords de sa lâcheté.
— C’est bien fait, fit-il…
Le Dingo répondit à son rire par un autre rire. Un rire qui faisait un drôle de bruit, comme un couteau dans du pain rassis.
— Tu trouves ? demanda-t-il.
— Et comment ! Ce salaud n’a eu que ce qu’il…
Il étouffa avant de comprendre que les deux mains noueuses de Dingo venaient de s’élancer à son cou. Ficelle ouvrit la bouche pour crier, mais rien ne passait. Il voulut se débattre, c’était impossible. L’autre le tenait renversé en arrière, sur une caisse. Des petites explosions se produisirent dans le cerveau de Ficelle, semant chaque fois une gerbe d’étincelles.
« Il m’étrangle ! se disait le pauvre bonhomme… Il m’étrangle pour de bon ! »
Il ne réalisait pas bien qu’il allait mourir, malgré l’asphyxie qui lui broyait la poitrine… Dans un cirque, Ficelle avait vu un Chinois qui manœuvrait un très long ruban de papier au bout d’une tige de bois. On avait éteint les lumières parce que le serpentin de papier était fluorescent. Dans le noir on ne voyait que cette sarabande orangée, vivante, qui se déformait, composait des figures inattendues, se convulsait comme un reptile coupé en deux.
Ficelle assistait au spectacle, mais la fluorescence du serpentin s’éteignait et les lumières ne revenaient pas. Tout devint noir progressivement.
La représentation était à jamais finie pour lui.
Le Dingo resta un moment devant le cadavre, faisant jouer ses doigts au bout de ses longs bras comme lorsqu’on a des gants neufs. Mort, Ficelle ressemblait simplement à un tas de hardes. Le Dingo prit une cigarette dans sa poche ; il l’alluma à la lampe ; mais au lieu de refermer la petite porte de cette dernière, il jeta la lampe sur la paillasse du clochard. Il crut tout d’abord que la mèche s’était éteinte… Puis soudain il se fit un bruit soufflant et une haute flamme bondit du grabat… En un clin d’œil, le feu se répandit sur toute la surface de la paillasse, éclaira le corps de Ficelle, lui donnant un aspect irréel… Le grand nez du petit homme brillait comme un flambeau.
Le Dingo partit en laissant la porte grande ouverte, afin que le courant d’air activât l’incendie. Il marcha d’un pas alerte en direction des falaises de béton, soulagé comme un ouvrier venant de terminer sa tâche. Derrière lui, la roulotte embrasée devenait transparente et belle. Aussi belle que dans l’imagination de Ficelle.
Eva franchit le seuil de son hôtel. C’était un établissement modeste, mais bien tenu, rue de Seine… Elle s’avança jusqu’au tableau où étaient accrochées les clés, tendit la main vers la sienne, mais l’idée de se retrouver seule dans la pièce anonyme aux meubles de bois verni lui fut insupportable. Elle y étoufferait. Malgré sa grande fatigue, elle voulait marcher encore, user jusqu’à l’extrême limite ce qui lui restait de forces. Elle lâcha la clé et fit demi-tour. Le patron de l’établissement qui « faisait » la nuit passa la tête par une porte.
— Vous repartez ? demanda-t-il.
À travers la vitre du cagibi où il dormait en pointillés, il avait dû suivre le manège de sa nouvelle locataire.
— J’ai oublié mon sac chez une amie, fit Eva.
Elle replongea dans la nuit mouillée. Elle se souvenait de ces chemins de campagne qui, en automne, sont jonchés de pommes écrasées. Ce soir-là, les trottoirs de Paris paraissaient pareillement tapissés de cette pulpe glissante…
Que faisait donc Agnès en ce moment ? Etait-elle restée boulevard Maurice-Barrès ? Cherchait-elle Eva ? Ou bien échafaudait-elle déjà de chimériques combinaisons pour essayer de « s’en sortir » ?
Eva descendit la rue jusqu’au Quai. La Seine amorçait une lente décrue, mais elle était encore très haute et son cours anormal modifiait ce romantique aspect de Paris.
Elle se rappelait la nuit au cours de laquelle un jeune homme blond s’était confié à elle sans la connaître… Cette nuit-là, le hasard s’était distingué.
Elle marcha doucement le long du fleuve en contemplant les lumières bordant les quais qui transformaient la crue en une apothéose.
La réminiscence de cette fameuse nuit l’obsédait. Pendant quelques instants, elle avait cru à une communion des êtres. Ces instants de rapprochement avec Hervé, ç’avait été presque un acte d’amour. Un acte de foi, en tout cas !
La jeune fille s’attarda devant le banc de leurs confidences. Un homme attendait l’autobus. Il la regarda, lui sourit et comme elle s’éloignait, il fit un bruit miauleur, comme pour la rappeler.
Eva traversa le quai et gagna la rue Bonaparte. Quelques boîtes de nuit se découpaient en rectangles lumineux dans la rue luisante. Des bribes de musiques, des cris, montaient des sous-sols de Saint-Germain-des-Prés… Elle remonta la rue, insensible à la pluie qui bruinait menu sur son deux-pièces détrempé.
Elle ne détestait pas cette humidité plaquée sur son corps. Elle la purifiait, l’apaisait.
Eva parvint devant la porte de La Frite. Elle fut incapable de continuer son chemin. Elle entra dans le vacarme et ce fut seulement quand elle se trouva en pleine chaleur qu’elle éprouva, par contrecoup, une sensation de froid.
La jeune fille se fraya un passage à travers les consommateurs. Il y avait une place libre à une table occupée par un couple de Nordiques en goguette, intimidés et ravis par l’ambiance de rétablissement. Ils ne comprenaient pas les chants bachiques vociférés par le barbu devant son bac empli de graisse de cheval fondue. L’homme était d’un blond presque blanc, avec sa peau colorée, des lunettes et un petit air gentil d’écureuil dressé. Sa femme était très jeune, et sa robe mal ficelée amusait les buveurs de la table voisine.
Leurs sarcasmes attirèrent l’attention d’Eva. Elle regarda dans leur direction, mais ce ne fut pas les joyeux drilles qu’elle vit. Un peu plus loin, coincé entre deux nègres tristes, il y avait Hervé. Il la regardait intensément et Eva se dit que, plus que les rires bruyants, c’était la puissance de ce regard qui l’avait attirée. Elle fut heureuse, simplement.
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