— Elle a commencé le travail, admit Lucien… Mais ça ne prend pas !
— Il faut que vous soyez fort ! l’exhorta la jeune infirmière. N’oubliez jamais que cette femme est un monstre !
— Je ne l’oublierai jamais, soyez sans crainte.
— Lucien a raison, dit Jeanne. Il est évident que M me Taride se sert de sa fille comme d’un appât.
— Et alors ! hurla Hervé. Vous ne pensez donc pas que cet appât est un être vivant ! Une pauvre fille déchirée qui a tout perdu et qui charrie dans Paris le poids mort de la fatalité… Je sens qu’elle porte comme un péché originel les fautes de sa mère. Qui vous dit qu’elle ne se jettera pas dans la Seine ?
— Si tel est son destin ! murmura Jeanne…
La jalousie la rendait insensible… Elle haïssait Eva sans la connaître. Chose étrange, elle avait toujours éprouvé pour la jeune fille une méfiance secrète…
— Tu es odieuse, murmura Hervé en s’écartant d’elle. Et puis tenez ! Vous me faites pitié, tous les deux…
Il enfila sa veste.
— Puisque vous ne voulez rien essayer, Lucien, je vais à sa recherche !
— Folie, dit Valmy… Comment voulez-vous la retrouver ?
— On vous a bien retrouvé, vous, dans votre cave pleine de flotte !
Le Notaire baissa la tête, humilié. Il se disait que ce garçon avait raison et il n’était pas particulièrement fier de lui. Mais il s’était buté. Son premier mouvement, après le départ d’Agnès, avait bien été de rechercher Eva… C’est seulement en réfléchissant qu’il avait conclu que c’eût été inutile.
Au moment où Hervé et Jeanne étaient rentrés, il pensait justement que le bien d’Eva voulait qu’on la laissât suivre sa route… Tous les êtres ont leurs faux pas à faire… Tous doivent tâtonner à la recherche de leur vérité.
— Hervé ! s’écria Jeanne en voyant qu’il atteignait la porte. Hervé, je t’en supplie, n’y va pas !
Il eut une dernière hésitation. Il inclina la tête, considérant d’un œil indécis les arabesques usées du tapis. Il voyait, à travers ces figures tourmentées, une jeune fille au regard profond qui lui tendait son portefeuille tandis qu’il vomissait appuyé à une auto.
— Je ne peux pas rester, Jeanne, balbutia-t-il… Tu dois bien comprendre !
— Si tu m’aimes, reste !
Il secoua la tête, chercha à tâtons le loquet de la porte dans son dos.
— Reste ! Je te défends d’y aller ! Tu entends ! Je te défends d’y aller ! Je te défends ! Je te défends…
Il ouvrit. Jeanne s’élança.
— Eh bien ! alors, je t’accompagne, fit-elle.
Il n’eut pas la force de parler, mais il la repoussa d’un mouvement impulsif et se dépêcha de claquer la porte.
La jeune fille demeura incrédule devant le panneau de bois verni. Elle était pétrifiée par l’affreuse vérité qu’elle lisait sur cette porte close…
Valmy la rejoignit et lui entoura les épaules de son bras compatissant.
— Ecoute, ma petite fille, chuchota le Notaire à l’oreille de l’infirmière… Ecoute, il ne faut pas souffrir… Il a certainement raison d’agir ainsi, de n’écouter que son instinct.
— Il ne m’aime pas ! dit Jeanne.
Valmy ne répondit rien. Une brusque pudeur l’empêchait de mentir, de protester. Il savait bien qu’Hervé n’aimait pas Jeanne. Il s’en était rendu compte. Parce que lui savait ce qu’était l’amour ! Parce qu’il était allé jusqu’au bout du sien. Il savait reconnaître celui des autres !
— Il ne m’aime pas. Je suis devenue sa maîtresse et il ne m’aime pas ! Dites, Lucien, qu’ai-je donc pour que les hommes se détachent de moi dès que je leur ai cédé ?
Ficelle rentrait chez lui sur le tard, particulièrement ivre. Il lui était arrivé une bonne aventure. Dans l’après-midi, en arpentant la place Saint-Augustin, il avait vu une vieille dame presque impotente aux prises avec les affres de la circulation. Elle prétendait traverser la place en diagonale alors que la raison et la prudence exigeaient qu’elle le fît en trois étapes. Toujours bonne âme, Ficelle avait bravé le flot torrentiel des voitures pour se précipiter au secours de la vieille dame en péril. Il lui avait charitablement pris le bras pour la guider. La digne personne s’était confondue en remerciements. Elle avait assuré à Ficelle qu’il était l’un des derniers témoignages de la vieille galanterie française. Ces louanges méritées avaient mis du baume sur le cœur endolori du clochard. Tandis qu’il essayait d’opérer un mouvement tournant sur la place, louvoyant entre les refuges, Ficelle s’était aperçu que le sac à main de sa protégée béait. Il n’avait pas eu la moindre difficulté pour subtiliser avec l’index et le médius le porte-monnaie de crocodile qui s’offrait…
Ce porte-monnaie contenait l’estimable somme de quatre mille deux cents francs, plus une médaille de Lourdes. Ficelle en avait conclu que l’homme de cœur trouve toujours sa récompense en ce monde et il avait copieusement arrosé cette largesse du destin.
Le petit homme en noir décrivait de fortes embardées sur le chemin de terre, creusé de frondrières, qui menait à son terrain vague. Il s’arrêtait parfois pour injurier la masse claire des immeubles fonçant sur lui. Il haïssait ces constructions modernes dont les taches de couleur avaient quelque chose de provocant. Bien qu’il eût un sens artistique très moyen, il se disait qu’un paysage s’accommode mal de couleurs vives. Ces balcons jaunes, bleus et rouges, irritaient l’œil et faisaient regretter les perspectives paisibles et neutres de jadis.
Il aimait sa roulotte pourrie, sa roulotte sans roues, brisée, fendue, moussue, moisie mais à ras de terre. C’était une niche agréable qu’il n’aurait pas voulu échanger contre un appartement avec vide-ordures dans l’une de ces monstrueuses ruches de béton et de verre.
Sous la lune épanouie, sa bonne baraque misérable ressemblait à une bête galeuse, endormie à la belle étoile. Ficelle allait s’y réfugier et cuver son rosé du Béarn sous ses sacs. Par moments, il prenait conscience de sa crasse et de son odeur ; loin de le faire souffrir, elles l’enchantaient. C’était son confort à lui. Ficelle se disait que les gens sont bêtes de rechercher la propreté et de s’infliger les férules de l’hygiène. Pas un animal n’était plus heureux que le porc dans sa sanie.
Il parvint devant sa demeure chétive. Elle semblait sur le point de s’effondrer ; comme la tour de Pise, elle penchait fortement.
Un jour prochain, il devrait l’évacuer. Où irait-il alors ? Il n’en avait pas la moindre idée… Il ne voulait pas penser à cette échéance. Il respira profondément l’air saturé de sa banlieue. Il y avait en permanence dans l’atmosphère des odeurs de gaz d’éclairage et d’autres, plus subtiles et plus chimiques encore, qui d’ailleurs ne lui déplaisaient pas.
Il escalada très vite, pour garder son équilibre, les marches de son « perron ». Il ouvrit la porte… Quelque chose lui sauta au nez : une senteur inhabituelle de tabac. Ficelle, grâce peut-être à son formidable appendice, avait le sens olfactif très développé.
Il prit sa boîte d’allumettes, en gratta une et ouvrit avec difficulté la petite porte vitrée de la lanterne qu’il avait fauchée sur un chantier. La flamme de l’allumette se posa sur la mèche noircie, la féconda instantanément et la lumière se stabilisa… Ficelle referma la petite porte. Il battit des paupières et examina son logis pour tenter de déterminer l’origine de cette odeur de tabac. Il découvrit le Dingo assis sur une chaise, le dos à la cloison. Son visage de salaud luisait comme s’il l’avait frotté d’huile. Ses yeux ressemblaient à deux éclats de verre.
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