— Que faire ? demanda-t-il.
— Allons nous coucher, trancha Agnès.
Il n’en crut pas ses oreilles.
— Nous coucher !
— N’était-ce pas ce que vous désiriez tout à l’heure ?
— Mais Agnès, si votre fille…
— Ne vous occupez donc pas de ma fille, Henri, je suis là pour ça.
Elle passa dans sa chambre. C’était une pièce de cinéma avec un lit à baldaquin tendu de velours bleu nuit. Taride avait dépensé une fortune pour l’ameublement de cette chambre. Agnès, en revanche, avait pour mission de la faire visiter aux hôtes de qualité afin de renforcer le standing de son mari.
La moquette bleue, jonchée de peaux rares, les meubles en bois précieux sur lesquels fourmillaient des objets de collection, les murs recouverts de satin et l’opulent tissu broché des rideaux, tout contribuait à donner à la pièce un aspect extraordinaire qui aurait été celui d’un délicat musée si la personnalité d’Agnès n’avait fait de ce décor un endroit vraiment habité.
La jeune femme entra et éclaira toutes les lampes aux abat-jour juponnés qui mettaient dans la chambre des zones de lumière frissonnante.
Elle avait laissé la porte ouverte et, superbe d’impudeur, commençait de se dévêtir. Sa robe de soirée qui la dénudait si bien était plus compliquée à quitter qu’une armure.
— Aidez-moi donc ! s’emporta-t-elle en constatant que son mari demeurait dans l’encadrement de la porte.
Il avait toujours, dans ces cas-là, l’œil cupide et extasié d’un voyeur comblé. Ce regard exaspérait Agnès au lieu de la flatter. Il vint vers elle, frémissant. Ses doigts avides s’égarèrent dans des volants et des replis, à la recherche des mystérieuses agrafes et de bouton-pression impondérables.
La robe tomba en rond aux pieds d’Agnès comme un abat-jour privé de son armature. Elle l’enjamba d’un mouvement qui mit en feu le sang du quinquagénaire.
Elle était superbe, dorée, brûlante… Un léger soutien-gorge soulignait sa poitrine ferme et agressive. Elle n’avait, en fait de dessous, qu’un minuscule slip blanc et un porte-jarretelles schématique…
Henri l’enlaça d’un geste fort et l’entraîna sur le lit. Agnès ne résista pas. Elle n’aimait pas son mari, mais le désir exacerbé de celui-ci lui semblait le plus radical des sédatifs à cet instant somme toute critique de son existence.
La nuit devenait plus claire et plus froide. Hervé eut un frisson. Il avait les dents crayeuses, la tête vide et lourde. Le pas d’un passant résonna dans son crâne comme dans une cathédrale morte. Il aurait dû rentrer chez lui et se coucher, mais il avait peur de se retrouver seul dans un lieu familier.
— J’attendrai demain après-midi au milieu de Paris ! se promit-il.
Il avait beaucoup marché et la fatigue pesait durement sur lui.
Hervé pensa alors qu’il ferait bon avaler de l’alcool dans un endroit bruyant. Saint-Germain-des-Prés était un quartier où, à ces heures, il ne risquait pas de paraître déplacé dans un bar avec un pull-over à col roulé.
Il connaissait une boîte, rue Bonaparte, qu’il fréquentait avant de rencontrer Agnès. Elle s’appelait À la Frite. C’était un établissement tout en longueur, plutôt une espèce de couloir terminé par une cuisinière électrique sur laquelle un gros Auvergnat barbu faisait rissoler des paillettes de pommes de terre.
L’homme était aussi répugnant que les pommes frites refroidies qu’il accumulait dans d’énormes égouttoirs. Il était ventru, suiffeux, éternellement ruisselant de sueur. Un tablier bleu ceignait son ventre énorme et sa barbe profuse recelait les reliefs de ses derniers repas. Il buvait du gros rouge et chantait des chansons de salles de garde avec une voix qui n’avait pour elle que sa puissance.
Des petites tables pour deux personnes couraient le long du mur décoré de scènes bachiques pour les rapins affamés du quartier que l’Auvergnat payait en frites et en vin aigre.
C’est dans cet antre malodorant qu’Hervé se précipita.
L’odeur impitoyable de la friture lui donna une nausée. Il toussa à cause de l’atmosphère enfumée, puis chercha une place parmi les buveurs. La plupart de ceux-ci étaient des étudiants américains en maillot à manches courtes et blue-jeans, des filles à peu près ivres qui reprenaient les refrains de l’Auvergnat à s’en faire sauter les cordes vocales, et aussi, quelques snobs venus se repaître de pittoresque préfabriqué.
Hervé trouva un tabouret libre et parvint à l’insérer entre deux tables. Le plus difficile fut de se faire servir. Le personnel de l’établissement se réduisait à un seul garçon, blême et filiforme, qui était le petit ami de l’Auvergnat. Il abreuvait cette faune en délire sans entrain, comme si cela eût constitué la besogne la plus dégradante.
La liste des consommations était courte à La Frite. Vin rouge, scotch ou bière… Hervé commanda du vin et le serveur navré lui apporta une carafe coiffée d’un verre douteux en lui laissant toute initiative pour s’installer à sa convenance.
Le jeune meurtrier emplit le verre et se força à le vider, bien que le breuvage fût infect. Ce gros rouge avait un goût aigre et sucré à la fois, comme certains vins d’Espagne de consommation courante. Pourtant il accomplit sa mission et au deuxième verre, Hervé sentit une vague tiède entrer en lui lentement. Il se réchauffait. Le vacarme ambiant l’enivrait autant que le vin… Autour de lui, les buveurs aux trognes écarlates ressemblaient à une sarabande de masques. Il vida sa carafe de vin aussi vite qu’il put et alors son crime lui parut une chose infiniment banale. Personne ne saurait jamais qu’il en était l’auteur, sauf Agnès évidemment. Le temps passerait. Sa maîtresse et lui recueilleraient les fruits de ce meurtre ; leur bonheur futur lui apporterait l’oubli.
À la table de gauche, deux jeunes Américains vidaient des whiskies en contemplant mornement l’agitation des autres clients. « Deux pédés », se dit Hervé. Pourquoi se trouvaient-ils en ce lieu de tumulte ? « Tout le monde a son secret ! »
Hervé fut réjoui par cette pensée. Oui, tout le monde accumulait, dans un coin inaccessible de son âme, les choses honteuses de son existence.
Il s’amusait à dévisager chaque client de La Frite… Les braillards comme les silencieux avaient leur mystère qui les attendait comme un chien fidèle, prêt à venir leur lécher la main dès que leur excitation tomberait.
À sa droite, il y avait une fille seule… Hervé ne lui accorda qu’une attention relative bien qu’elle fût jolie… Depuis Agnès, il ne s’intéressait plus aux jeunes filles…
Il agrippa au passage le bras du serveur.
— Une autre carafe, Julot !
Il savait que c’était stupide, car déjà la première carafe venait de lui soulever le cœur, mais il pensait chasser le mal par le mal.
Il but deux nouveaux verres de vin rouge, coup sur coup. Cela lui fit du bien, instantanément. Sa nausée se dissipa. Par contre, la réalité de l’instant devint moins probable… Le brouillard nauséabond qui flottait dans la salle étroite s’épaissit et les visages des buveurs parurent reculer dans une pénombre fumeuse. Leurs contours s’estompèrent. Il ne resta plus que les dominantes de leurs figures. Hervé ne voyait, de certains, que leurs rires tout en dents, et il ne distinguait, chez d’autres, que leurs pommettes vermillon ou leur nez…
« Je suis enfin saoul », pensa-t-il… Demain j’aurai mal au crâne… Mais pour éviter la gueule de bois je ne me coucherai pas. Je la chasserai en buvant encore… »
Par instants, sa pensée cessait. Elle se poursuivait en pointillés pour reprendre… À un certain moment, il eut l’impression qu’il venait de dormir… Pourtant, la chanson gaillarde que braillaient les buveurs était la même… Il n’en avait manqué qu’une strophe… Il sourit. Il se moquait de tout, cette fois… Il avait atteint l’état de grâce.
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