— Pas du tout ; faites voir !
Le ton autoritaire de la jeune fille lui en imposa. Il ramena son pied à la lumière. Elle se pencha.
— Et il y a même des cheveux collés après…
Hervé racla l’extrémité de sa chaussure contre la bordure du trottoir comme s’il espérait la débarrasser de ces souillures.
— J’ai tué un homme, ce soir, murmura Hervé sans la regarder.
Elle ne tressaillit même pas.
— Pourquoi me dites-vous cela ? demanda-t-elle de sa voix unie.
— Je ne sais pas, répondit Hervé…
Et il était sincère : il ignorait les motifs de cet aveu, qui lui avait pour ainsi dire échappé. Chose curieuse, il n’était pas le moins du monde effrayé par la terrible confidence qu’il venait de faire à Aurore, n’avait en elle une confiance totale, instinctive.
— Je pense, murmura-t-il, cherchant à s’analyser, que j’ai eu besoin de vous faire un cadeau, vous comprenez… Et je n’avais rien d’autre à vous offrir que ce secret…
— Oui, je comprends, dit Aurore… Je comprends et je vous remercie.
— Ce n’est pas la peine que je vous raconte mon crime, n’est-ce pas ?
— Non !
— Pourtant, vous devez être curieuse de savoir ?…
— Je suis très curieuse, mais j’aime mieux que vous ne me disiez rien…
— Par prudence ?
— Oh ! non… Par plaisir ! Le plaisir de ne pas apprendre ce que vous brûlez de me dire et que j’ai très envie d’entendre… Ça aussi, si l’on y réfléchit, c’est un cadeau !
— En effet.
Elle se leva, tapota sa jupe pour la défroisser et s’avança au bord du trottoir.
— Que faites-vous ? demanda Hervé.
— Je guette un taxi.
— Pour me fuir ?
— Pour rentrer chez moi. Ce n’est pas que ça me tente tellement, mais il faut bien en arriver là…
— Et naturellement on ne se reverra jamais ? demanda-t-il.
— Naturellement !
Un temps assez long s’écoula. Hervé demeurait lové sur le banc tandis que, devant lui, Aurore surveillait le passage des autos. Elle finit par apercevoir un taxi, drapeau levé… Elle n’eut pas besoin de faire signe au chauffeur ; celui-ci stoppa d’autorité en l’apercevant. Avant de prendre place dans le véhicule, elle se retourna.
— Bonne chance, dit-elle.
Il lui sourit.
— Adieu, Aurore !
Elle claqua la portière et le taxi démarra rapidement. Hervé le suivit du regard jusqu’à ce que ses feux rouges eussent disparu. Alors une paix triste, saumâtre, descendit en lui. Il se demanda s’il ne ferait pas mieux de se jeter à l’eau pour en finir avec une vie qui sentait trop la friture et le vin rouge.
Mais il se dit qu’il n’y avait pas assez d’eau dans la Seine pour nettoyer son soulier ensanglanté.
L’aube pluvieuse souillait la fenêtre de sa lumière dépolie.
Coco la Jolie ouvrit un œil. Elle venait d’éternuer en dormant et ça l’avait arrachée si brutalement au sommeil qu’elle en ressentait une meurtrissure dans la poitrine. Sa tête était toute vibrante. Elle chercha la couverture qui eût dû la préserver du perfide courant d’air circulant dans le taudis, et elle fut stupéfaite de la trouver sur le plancher. Son étonnement crût encore lorsqu’elle s’aperçut qu’elle était seule sur le grabat.
— T’es là, Notaire ? appela-t-elle.
N’obtenant pas de réponse, elle parvint à se mettre sur son séant. La pièce baignait dans une pénombre froide. Elle avait quelque chose de pétrifié qui séchait le cœur. Des bouteilles vides, des verres poisseux renversés sur la table racontaient l’ivresse de la soirée. Coco fit la grimace. Depuis belle lurette, elle n’était plus sensible à la gueule de bois, mais ce spectacle désolé lui était néanmoins pénible. Elle songea qu’une tasse de café serait la bienvenue à condition que ce soit le Notaire qui la prépare.
— Hé ! Notaire !
Sa voix rocailleuse restait sans écho.
— Où qu’est passé ce salaud d’homme ! ronchonna l’effroyable créature en écartant les mèches grisâtres qui lui pendaient devant les yeux…
Le Notaire, parmi tant de vices, avait celui de se lever tard.
Qu’il fût absent à cette heure matinale troublait Coco la Jolie beaucoup plus qu’elle n’osait se l’avouer…
Elle gagna la fenêtre et regarda dans l’impasse, à tout hasard. Elle ne vit rien tout d’abord, mais comme elle se retirait de l’encadrement, son regard accrocha une masse sombre au ras de l’immeuble. Elle crut même apercevoir une main. Elle se pencha davantage et reconnut son homme.
Il gisait, la face contre terre, dans une attitude curieusement composée. On eût dit qu’il se cramponnait à la pente d’un toit pour essayer d’enrayer une chute.
La vieille femme dévala l’escalier aussi vite qu’elle put et se trouva devant le corps du Notaire, affolée et vaguement incrédule. Elle vit qu’il avait la tête ensanglantée. Le visage du pochard reposait dans une grande flaque d’un rouge laqué, noirâtre par endroits, qui ressemblait à du vernis altéré.
Elle n’osa toucher le malheureux. Il l’effrayait brusquement, plus à cause de sa position étrange qu’à cause de sa plaie béante.
Elle enjamba le corps et se mit à courir vers la rue, ses cotillons retroussés, en exhalant de brefs sanglots.
Le laitier manipulait ses bidons vides sur le trottoir. Il régnait un silence oppressant et des gouttes de pluie parcimonieuses commençaient à cribler la chaussée.
— Vite ! Vite ! cria Coco… Y a mon salaud d’homme qui s’est foutu par notre croisée. Je crois bien qu’il est mort.
Le laitier suivit Coco au fond de l’impasse, regarda la carcasse du Notaire et glissa la main sous la poitrine du clochard.
Coco le couvait d’un œil exorbité.
— J’sais pas si c’est une idée, fit le commerçant, mais il me semble que le cœur bat encore. Comment qu’il a fait son compte ?
— Je peux pas vous le dire, affirma Coco la Jolie. Quand je m’ai réveillée, tout à l’heure, il n’était plus chez nous… J’ai regardé par la fenêtre et je l’ai vu comme ça…
— Je vais prévenir Police-Secours, décida l’autre.
Elle eut un haut-le-corps.
— Pourquoi la police ?
— Vous ne voulez pas le laisser là, si ? Si vous comptez sur les boueux pour le ramasser, vous vous trompez ! Pour eux, y a ordures et ordures !
Il s’en fut téléphoner, sur ce trait d’esprit auquel la pauvresse n’avait pas prêté attention.
Coco remarqua alors le tuyau de fer ensanglanté qui gisait près de son homme. Elle le ramassa avec crainte, pour l’examiner. L’extrémité du tuyau était un peu tordue par le choc. À l’endroit du coude, c’était plein de sang ; un sang qui, s’il eût été moins brillant, se fût confondu avec la rouille.
Coco hésita, regardant alternativement le corps du Notaire et le tronçon de tuyau. Le laitier revenait, flanqué de sa femme, en robe de chambre, la tête hérissée de bigoudis, et du boulanger…
— Les matuches arrivent…
Déjà l’aigre appel du fourgon cellulaire retentissait dans la rue. Il y eut un bruit de freins et l’auto noire stoppa devant l’impasse. Trois flics en descendirent, qui s’approchèrent, pèlerine au vent, en traînant une civière.
Un brigadier prit l’initiative de l’enquête.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il, les sourcils joints sous son képi en une ligne horizontale.
— C’est rapport à mon salaud d’homme qu’a passé par la fenêtre, expliqua Coco.
Elle préférait, tout compte fait, taire sa découverte. En femme expérimentée, elle savait qu’il vaut mieux avoir affaire à la police pour un accident que pour un meurtre.
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