Taride subit les regards interrogateurs des flics. Il comprit qu’il devait ratifier les dires de sa belle-fille, sous peine de voir éclater un gros scandale.
— Je venais de remiser ma voiture au garage… Je… j’ai perçu comme des gémissements et j’ai reconnu ma belle-fille…
— Alors ? fit le brigadier, goguenard, au pauvre homme blême, qui larmoyait.
Celui-ci hoqueta :
— C’est faux… J’étais à la terrasse d’un café… Le Touriste, avenue de la Grande-Armée, pour tout vous dire… Cette fille s’y trouvait !
— Sois poli ! intima l’agent qui l’avait déjà giflé. On dit « cette demoiselle. »
Servile, l’autre obtempéra.
— Oui, cette demoiselle s’y trouvait aussi. Elle me regardait avec insistance !
— Moi ! s’indigna Eva…
— Parfaitement ! Elle m’a souri, je lui ai souri… Quand elle est sortie, je l’ai abordée, ça je le reconnais, et je lui ai demandé la permission de l’accompagner…
— Quel sagouin ! dit le brigadier, prenant l’assistance à témoin. Non, mais tu t’es regardé, dis, saligaud ! Tu ressembles à un rat ! Tu t’imagines peut-être qu’une jolie jeune fille comme mademoiselle peut s’intéresser à un individu comme toi…
« Tes papiers ! » coupa-t-il.
— J’ai des enfants, pleura l’inculpé.
— Fallait y penser avant !
Le brigadier dédia un sourire respectueux à Taride.
— C’est fou ce qu’il peut y avoir comme vicieux sur cette avenue de la Grande-Armée, dès qu’il fait nuit.
Taride souscrivit aux formalités d’usage.
— S’il a des enfants, dit-il, je pense que nous ne porterons pas plainte ! N’est-ce pas, Eva ?
Il posa sur sa belle-fille un regard noir de colère que celle-ci soutint sans broncher.
— Comme tu voudras, fit-elle, indifférente…
Le brigadier leur dit qu’ils étaient trop bons.
— On va tout de même lui faire passer la nuit ici, manière de lui apprendre à vivre, à ce citoyen, décida-t-il…
Son ton avait quelque chose de gourmand qui terrorisa le prétendu coupable.
Taride et sa belle-fille prirent congé des agents.
Lorsqu’ils furent dehors, ils marchèrent un moment côte à côte sans parler. Mais une fois loin du poste de police, le mari d’Agnès laissa éclater sa colère.
— Tu peux m’expliquer ton comportement, Eva ?
Elle ne répondit rien. Il la prit par les épaules et l’obligea à s’arrêter. Elle fit un effort pour se dégager, Taride accentua sa pression.
— Tu ne vas pas encore appeler au secours, fit-il… Pourquoi as-tu agi ainsi ? Grand Dieu, j’en suis malade… Tu te laissais embrasser par cet homme. Et voilà que tu le fais arrêter… As-tu perdu la raison ?
— Tu ne peux pas comprendre, dit Eva…
Il fulmina :
— Mais comprendre quoi ! Tu as seize ans, Eva !
— Je sais, merci !
Taride la lâcha et se prit la tête à deux mains. Il lui semblait que tout cela n’était qu’une monstrueuse farce. Il voulait le croire, le croire à tout prix.
Eva avait repris sa marche. Il fut obligé de presser le pas pour revenir à sa hauteur.
— J’exige une explication, déclara-t-il.
Elle souriait. Il fut frappé par sa beauté. Une beauté identique à celle d’Agnès, mystérieuse, capiteuse… Eva était la copie conforme de sa mère.
— Voyons, tenta de raisonner Henri Taride, tu es une enfant, Eva !
Elle accentua son sourire… D’un geste lent elle souleva ses seins drus et forts.
— Tu trouves, soupira-t-elle.
Il haussa les épaules mais détourna les yeux, gêné par cette impudeur.
— Tu as bu ? demanda-t-il, espérant avoir résolu la cause de ce comportement par trop scabreux.
— Moi, pas du tout !
— Alors que faisais-tu dans les bras de ce vieux bonhomme !
— Pas si vieux que ça, fit-elle, il est de ton âge !
Une fois encore, Taride cilla.
— Réponds !
— Eh bien ! tout s’est passé comme il l’a dit. En rentrant du ciné, je me suis arrêtée pour prendre un verre. Il était à la table voisine, me dévorant du regard, louchant sur mes jambes lorsque je les croisais, sur ma poitrine, sur ma bouche… Je lui ai souri…
— Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas. Sans doute cela m’amusait-il de l’affoler !
— Petite garce !
Elle rit, d’un rire frais, joyeux, qui dérouta son beau-père.
— Continue ! bougonna Taride…
Ils avaient repris leur marche, à petits pas. On eût dit un père et sa fille devisant de choses innocentes.
— Oh ! plus grand-chose à dire, tu sais… Il m’a abordée. Il a voulu m’embrasser, je l’ai laissé faire…
Taride poussa un soupir qui était presque un gémissement.
— Mais pourquoi ! Pourquoi, Eva ! Tu ne vas pas me dire que tu éprouvais un quelconque plaisir à…
— Si ! dit-elle très vite.
Cette fois ce fut elle qui détourna les yeux.
— J’ai seize ans, plaida-t-elle… Les garçons de mon âge me dégoûtent, si tu veux le savoir. Eux, oui, sont encore des enfants, des enfants idiots, des petites brutes qui jouent à être des brutes en croyant que c’est ça, être un homme ! Tandis que ce type, tout à l’heure, qui bredouillait de désir… D’un vrai désir, tu comprends ?
— Oh ! tais-toi ! supplia brusquement Taride, le souffle coupé !
— Mais c’est toi qui me demandes…
Il s’épongea le front.
— Tu t’amuses souvent à ce petit jeu-là, Eva ?
— Non, c’est la première fois…
Il eut une moue incrédule.
— Parole ! lança-t-elle avec colère… Ne me crois pas si tu veux, mais c’est la vérité !
Elle lui prit le bras.
— Tu vas le dire à maman ?
— Naturellement, dit Taride… Ce sont des choses qu’une mère doit connaître. J’espère qu’elle saura te parler. Le moment est venu pour elle d’avoir une grande explication avec toi.
Eva éclata de rire.
— Oh ! ce que tu es vieux jeu et ridicule, Henri !
— Charmant, dit-il…
Il se sentait effectivement très vieux jeu et très ridicule. Cette adolescente le déroutait plus encore que sa femme. La scène qui venait de se passer mettait bas ses préjugés et ses idées toutes faites sur la jeunesse. Un nouveau et grave problème lui était posé de façon très inattendue, qu’il allait devoir résoudre. Car il ne pouvait laisser de tels faits se répéter. Voilà qui n’allait pas simplifier son existence… Comment diantre Agnès prendrait-elle la chose ?
Eva venait de s’immobiliser, à l’angle du boulevard Maurice-Barrès. Elle baissait la tête, butée, mais pas du tout contrite.
— Henri, je ne veux pas que tu parles de ça à ma mère !
Il ne répondit pas…
— Tu m’entends ?
— Rends-toi compte que mon devoir…
— Ah ! non, trépigna Eva, tu ne vas pas me faire le coup du devoir maintenant !
Ce fut plus fort que lui. Il la gifla. Beaucoup plus fort qu’il l’aurait voulu. Eva mit instinctivement la main sur sa joue meurtrie et regarda Taride.
— Excuse-moi, bredouilla celui-ci. Excuse-moi, Eva. Mais avoue que tu l’as bien cherché…
Au lieu de répondre, elle fit demi-tour et commença à s’éloigner à rapides enjambées.
— Eva ! appela Henri.
Il la rejoignit, voulut la retenir, mais elle se mit à courir à perdre haleine.
Il aurait pu la rattraper, mais des gens s’arrêtaient pour regarder cet homme en smoking courir après une jeune fille.
Il s’immobilisa.
— Eva ! cria-t-il une dernière fois.
Elle força l’allure et disparut sous les arbres.
Un chien se mit à hurler dans le quartier désert. Ses lamentations firent tressaillir Hervé qui, depuis le passage de Ficelle, restait embusqué dans l’impasse, le cœur cognant à se rompre.
Читать дальше