Il était venu là pour tuer un homme. Le tuer définitivement, car, depuis quelques jours, il avait trucidé mentalement le Notaire une bonne douzaine de fois. Mais le vrai meurtre, celui qui pouvait lui valoir l’échafaud, restait à accomplir. Il allait devoir le perpétrer pour se prouver qu’il était un homme. Il avait trouvé un tel mépris chez Agnès qu’il ne se sentait plus le courage de la revoir avant d’avoir exécuté ce forfait qu’elle lui avait délibérément proposé de commettre. Il était là, comme un gamin perdu au bout de la nuit, le cœur fou, les tempes battantes, les mains vides, sans autre arme que cette espèce de défi qu’il avait lancé à sa volonté chancelante. Enfin il vit s’éteindre la croisée du Notaire. Le clochard se couchait. Il allait sombrer dans un pesant sommeil d’ivrogne et tout serait fini pour cette nuit-là…
Hervé s’approcha du fond de l’impasse. Le chien continuait de lamenter une détresse qu’Hervé ressentait au plus profond de son être.
La lune, à laquelle on prête si peu d’attention dans une grande ville, jouait à cache-cache derrière des nuages qui se chevauchaient lourdement.
À un certain moment, sa clarté morte glissa dans l’impasse. Hervé aperçut, sur le sol jonché de déchets, un morceau de tuyau de fer rouillé. Il s’en saisit, certain que cet objet allait décider de son sort et par la même occasion de celui du Notaire… Le fer rugueux donnait à sa main une sorte de bizarre prolongement qui rendait Hervé très fort. Cette sensation de force nouvelle le réchauffait. Après tout, il ne risquait rien. Qui donc se soucierait de la mort de ce poivrot ? Et qui songerait à établir un rapprochement entre le Notaire et lui ? Un monde les séparait… Pis qu’un monde : une chaîne de conditions.
Hervé leva les yeux sur l’immeuble de droite qui dominait l’impasse comme une falaise vertigineuse, obscure…
Il se racla le gosier, tâcha de prendre une voix avinée et appela :
— Hé ! Le Notaire…
Le chien s’était tu. Dans le silence, sa voix lui fit l’effet d’une explosion. Il regarda avec effroi l’entrée de l’impasse. Mais il ne vit qu’un morceau de rue endormie, mal éclairée, qui ressemblait à un décor de cinéma.
La fenêtre du Notaire restait obscure. Le bougre s’était endormi. Alors cette curieuse haine qui s’était emparée d’Hervé, au cours de sa filature de l’après-midi, revint. Il eut envie de la mort du Notaire. Une envie impérieuse, aussi forte qu’un caprice.
— Notaire !
Il venait de hurler. Il tendit l’oreille. L’écho de sa voix vibrait encore dans la caisse de résonance de la cour. Il crut déceler un vague remue-ménage au premier étage de la masure.
— Oh ! Le Notaire !
Cette fois, l’homme venait de se réveiller. Il pestait, raclait le plancher à la recherche de ses allumettes. Une faible lumière, bondissante, dansa derrière les vitres fêlées, se rapprochant.
— Ce qu’il y a ? bougonna une voix vineuse.
— Descends ! dit Hervé… J’ai quelque chose pour toi…
Tout cela était puéril, il le sentait. Il demandait ingénument à sa future victime de venir se faire tuer. Mais il s’adressait à un ivrogne éveillé en sursaut ; il n’avait pas trop à se soucier de logique.
Le Notaire ne prit même pas la peine de poser des questions.
— Ouais, ouais ! dit-il seulement.
Il y eut un grognement… Celui d’une femme…
— C’est Ficelle qu’apporte un chou, balbutia la voix râpeuse du pochard.
La lumière disparut. Son pas chancelant fit crier les marches de l’escalier en ruine.
Hervé ferma les yeux. Ses doigts se crispaient désespérément sur le tuyau rouillé.
Il restait dans l’ombre, nettement en retrait de la zone blafarde qui divisait l’impasse en deux parties. Le Notaire ne le verrait même pas. Il ne fallait pas qu’il crie… Hervé n’aurait jamais cru qu’un cœur puisse battre avec tant de violence. Les soubresauts du sien lui causaient une espèce d’intense meurtrissure dans la poitrine. Il n’entendait que ces coups sourds et vibrants qui lui paraissaient emplir tout le silence de la nuit, et qui dominaient la rumeur de Paris, tout proche.
Les pas du clochard se rapprochaient. La porte qui pendait sur un seul gond fut tirée… Il devina la présence du Notaire, perçut le bruit gras de son souffle difficile.
— Où que t’es, Ficelle ? marmonna-t-il en avançant la tête.
Son visage hirsute capta un peu de clarté à un rayon de lune qu’Hervé n’avait pas remarqué. Il s’offrait, patient et inconscient du danger, s’étonnant seulement, dans son confus raisonnement d’ivrogne, de ne pas trouver devant lui l’ami Ficelle brandissant un chou… Ses quelques minutes de sommeil avaient brouillé en lui la notion du temps. Dans sa tête embrumée, il imaginait un Ficelle de retour des Halles avec un cageot de légumes obtenu à très bon compte…
Hervé leva le tuyau de fer et, de toutes ses forces, l’abattit en travers de ce visage brouillé par l’ivresse.
Le Notaire ne cria pas, mais poussa une plainte qui ressemblait presque à une exclamation de surprise. Il ne tomba pas non plus. Du sang se mit à ruisseler de son nez tuméfié, et il resta acagnardé à la porte démantelée sans paraître réaliser ce qui venait de se produire.
« Il faut que je frappe encore, songea désespérément Hervé. Il le faut ! Jusqu’au bout ! Jusqu’au bout ! »
Et il frappa encore, avec plus de force cette fois. Le Notaire cria, pas très fort, et s’abattit en avant. Il essaya de s’accrocher au loquet de la porte, mais celui-ci lui resta dans la main et il tomba, le visage contre le sol, en poussant de brefs gémissements… Hervé n’avait plus le courage de se baisser pour l’achever. L’idée d’ajuster le coup définitif lui était insoutenable. Il ferma les yeux, se mordit la lèvre inférieure et se mit à lancer des coups de pied dans le crâne du Notaire. Il frappait de toutes ses forces, aussi vite qu’il lui était possible de le faire… Bientôt, une curieuse fatigue lui coupa les jambes. Il tremblait de la tête aux pieds et un voile pourpre s’étendait devant ses yeux… Un voile couleur du sang de sa victime.
Il semblait au jeune homme que tout Paris avait perçu le fracas de l’agression. Il se pétrit la poitrine pour tenter de calmer l’affolement de son cœur. Le silence revenait ; aucune nouvelle lumière n’avait surgi dans la falaise noire de l’immeuble…
Rassuré, Hervé se pencha à demi au-dessus du corps du Notaire. Il aurait voulu le toucher pour s’assurer qu’il avait bien cessé de vivre, mais la répulsion était trop forte. Il ne se sentait plus la force de palper ce tas de crasse… Et puis la mort lui faisait peur…
Il songea à un épisode de son enfance. Il était à la campagne, dans le Dauphiné… La dame qui le gardait voulait attraper une poule pour la tuer… Hervé s’était chargé de capturer la volaille. Il avait commencé par la « courser » dans un verger plein de soleil, mais la poule blanche avait des feintes inattendues. Hervé s’était piqué au jeu, et une colère terrible s’était emparée de lui ; il avait ramassé un gros bâton et l’avait lancé sur la pauvre bête… La poule blanche avait tenu le coup très longtemps. Chaque fois que le bâton l’atteignait, elle poussait un cri perçant et une poignée de plumes blanches partait de son pauvre corps meurtri. Le sang coulait sur son plumage ; elle boitillait, dodelinait la tête… Et pourtant, tout à sa rage inconsciente, Hervé ramassait le bâton ensanglanté et le lançait avec plus de force, plus d’adresse…
Lorsque enfin la poule était restée inanimée sur le sol, Hervé avait ressenti, comme à cet instant, une sorte d’anéantissement désespérant, une fatigue qui ne le soulageait pas mais lui donnait un insupportable dégoût de lui-même…
Читать дальше