— Ça va, Duchesse ? chuchota Susana.
— Oui… Oui.
Elena écarquillait les yeux comme si quelque chose pouvait s’échapper du réel.
« Un agent ne détruit jamais ses archives. » D’après la lettre de Jana, l’ancien officier du SIDE avait enterré le document original au pied d’un jeune ceibo , l’arbre national argentin. Gardien du temple, Diaz aurait fui en laissant le document à sa place : dans les racines de l’arbre totem… Les Grands-Mères s’impatientaient dans le dos de Carlos qui, outre sa propension à boire de l’alcool à des heures intempestives, n’avait plus toute sa jeunesse.
— Alors ! l’encourageait Susana.
— Je l’ai, souffla enfin le barbu, accroupi devant sa bêche.
Les deux amies se penchèrent plus précisément sur l’épaule du journaliste, qui finissait de dégager la terre engluée aux racines : un petit cylindre était pris dans les rhizomes. Il le tira de là avant de se réfugier à l’ombre. Elena, qui avait la meilleure vue, ajusta ses lunettes et la loupe prévue à cet effet, avant de dévisser la capsule. Il y avait une bande enroulée à l’intérieur du cylindre, comme Jana l’avait dit.
— C’est quoi ? souffla la vice-présidente, qui n’y voyait diablement rien. La fiche de l’ESMA ?
Elena déroula la bande, encore… incrédule.
— Hein ? insista Susana. Qu’est-ce qui se passe ? Elena ? Qu’est-ce qui se passe ?
— On dirait… un microfilm, chuchota son amie.
Les noms et les dates étaient à cette échelle illisibles mais il s’agissait de fiches miniaturisées : certaines avaient le sigle tristement célèbre de l’ESMA, d’autres non… Elena Calderón continua de dérouler la bande, fit plusieurs fois le point avec la loupe, et la Terre soudain sembla reculer. Ce n’était pas seulement la fiche d’internement de Samuel et Gabriella Verón : il y en avait des dizaines, des centaines d’autres.
— Susana, chuchota la Grand-Mère, sous le choc. C’est le microfilm…
— Quoi ? Tu veux dire, le microfilm ?
Elena opina sous le foulard qui la protégeait du soleil.
— Oui. Oui, dit-elle, convaincue, c’est lui. Celui des disparus. C’est lui, Susana. Il existe… Ils sont là…
La vice-présidente et Carlos retinrent leur souffle. Les militaires avaient détruit les rapports des opérations clandestines à la fin des années 1970, le général Bignone en avait fait disparaître d’autres en 1982, la police fédérale avait tout brûlé quelques jours avant l’élection d’Alfonsín, mais la rumeur laissait entendre que l’intégralité des documents liés aux disparus avait été dupliquée sur microfilm, qu’il était caché dans un coffre au Panamá, à Miami, ou plus probablement détruit… Il était là, sous leurs yeux.
Réception des prisonniers, traitement et recyclage des informations, rapports périodiques sur l’avancement du « travail », noms et matricules, ordres reçus et exécutés, actions autorisées par la hiérarchie, tours de garde, vols nocturnes ordonnés par l’autorité supérieure, Diaz avait stocké les fiches d’internement des disparus argentins sur microfilm, un document Secret d’État dont on lui avait confié la garde, lui, le patriote… Les yeux des Grands-Mères s’embuèrent. Toute leur vie était là.
Pas seulement la vérité sur ce qui était arrivé à leurs enfants et leurs maris : la vérité sur la disparition des trente mille personnes enlevées par la dictature, ce qu’on avait fait de leurs dépouilles, cette part volée de l’Histoire argentine.
Susana serra fort la main de sa Duchesse de malheur. Le sort réservé à Daniel et à Elsa figurait fatalement sur une de ces fiches miniaturisées, mais Elena Calderón n’avait pas peur de l’affronter. Rubén croyait que la vérité achèverait de détruire sa mère, comme elle avait anéanti son père, il se trompait : Elena luttait parce qu’un pays sans vérité était un pays sans mémoire. Celle de son mari et de leur fille n’était qu’une partie du drame qui unissait le peuple argentin, victimes et bourreaux, passifs et complices. La Justice était là, entre leurs mains tremblantes.
Les Grands-Mères pourraient mourir en paix…
— C’est la fin de notre quête, chuchota Elena, la gorge serrée.
Les vieilles dames versèrent quelques larmes en songeant à leurs compatriotes, tous ces gens malheureux qui, comme elles, pourraient bientôt commencer leur travail de deuil, à tous ces vides insondables que les révélations du microfilm combleraient, à ces cœurs malades qui pourraient se reconstruire, enfin. Elles pleuraient dans le jardin, ne sachant plus s’il s’agissait de joie ou de soulagement, accueillies par les bras bienveillants de Carlos. Lui aussi avait bien du mal à contenir son émotion. « La vérité est comme l’huile dans l’eau : elle finit toujours par remonter », répétaient les militantes.
Le soleil brûlait tout à l’heure de midi. Elena appela Rubén, impatiente de lui annoncer l’incroyable nouvelle, mais son portable ne répondit pas.
Le visage de la vieille femme s’assombrit.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Susana.
Elena réessaya, plusieurs fois, en vain : il n’y avait pas de réseau.
Franco Diaz pensait que l’Argentine n’était pas prête à laver son linge sale en famille : il faudrait attendre encore des années, quand sa génération ne serait plus. Le temps passerait avant que l’arbre fétiche de son jardin ne grandisse et, en s’épanouissant, recrache un jour la vérité. D’ici là il serait mort, rongé par le cancer, et les derniers protagonistes de l’époque avec lui.
Diaz ne savait pas que son voisin, échaudé par le résultat du jugement du procès intenté l’année précédente, l’espionnait nuit et jour pour prouver qu’il polluait bel et bien son jardin, que le paranoïaque avait installé une caméra à la fenêtre de son salon, un système infrarouge qui dominait son jardin d’Éden. Il ne savait pas qu’en visionnant une de ces cassettes Ossario l’avait vu enfouir quelque chose dans les racines d’un jeune ceibo — Franco avait même fait le signe de croix, avant de le recouvrir de terreau en surveillant les alentours, comme s’il avait eu peur qu’on l’observe. Ossario s’était introduit la nuit suivante dans son jardin, il avait trouvé un cylindre en grattant la terre encore meuble et l’avait rapporté chez lui. Ce qu’il avait découvert cette nuit-là dépassait tout ce qu’il avait pu s’imaginer. Diaz ne savait pas que l’obsédé du mystère avait fiévreusement copié des dizaines de pages du microfilm, remis le cylindre à sa place aux premières lueurs de l’aube et commencé à éplucher les fiches d’internement des disparus, en quête de témoins. C’était le scoop de sa vie. Eduardo Campallo, l’homme d’affaires dont la presse avait éreinté l’ancien paparazzi à l’époque de sa disgrâce, figurait sur l’une des fiches de l’ESMA, comme apropiador : imaginant sa vengeance comme un triomphe, Ossario avait contacté sa fille, Maria Victoria, signant par là même leur arrêt de mort… Non, Franco Diaz ne connaissait pas le dessous des cartes mais cela n’avait plus d’importance : après cinq heures passées pieds et poings liés dans le coffre de l’Audi, étouffant sous le bâillon, sans morphine pour le soulager, l’ancien agent du SIDE avait dit tout ce qu’il savait.
Jana avait écouté ses révélations sans dévoiler la moindre émotion, avant de lui proposer un marché. Glacé par la violence qui émanait de ses iris, sentant déjà la froideur du couteau dans ses chairs malades, Diaz avait obéi à tout.
La forêt où elle l’avait entraîné était compacte. Enchaîné au tronc d’un grand araucaria, l’agent du SIDE l’avait regardée se peindre le visage de noir, sans un mot. La Mapuche était partie avant le crépuscule avec son sac à dos, son fusil et ses armes, toujours sans un mot. La nuit avait été longue, fraîche, anxiogène. Et si elle l’avait abandonné ? Si elle ne revenait jamais ? Diaz avait cru entendre des coups de feu au loin dans la forêt, des cris, puis le silence. Il avait fini par s’assoupir, transi de froid et de peur.
Читать дальше