— Tu n’as pas de chambre froide ? demanda Osborne.
— Ce n’est pas une boucherie ici, rétorqua-t-elle sans relever l’euphémisme. Je te rappelle que d’ordinaire je ne dissèque là que les chouettes et les mulots : pas les humains.
Elle ôta ses gants de chirurgie. Osborne grogna en silence. Il y avait bien le congélateur mais le cadavre était trop imposant pour s’y glisser, sans compter que ses muscles allaient bientôt se raidir et qu’il faudrait attendre une douzaine d’heures avant qu’ils ne se relâchent… Devinant ses pensées, c’est elle qui lui donna la solution, la seule.
— Il faut le découper.
Osborne eut comme un goût de verre pilé dans la bouche.
— Le découper ?
— Oui : lui scier les jambes et disposer le tronc dans le congélateur. Normalement il devrait passer.
La voix d’Amelia était soudain de glace. Elle muait. Une mue à l’envers : le papillon retournait dans sa chrysalide, à l’état de larve. Osborne ne dit rien mais ils étaient maintenant aussi pâles l’un que l’autre. Le scier… Il évalua le congélateur, le corps sur la table, le visage las de la biologiste et la peur qui s’y terrait. Lui aussi avait peur. Il avait tué un homme, la sensation était encore diffuse, mais il n’en avait pas encore fini… Le scier.
— Tu n’auras qu’à le mettre là-dedans, dit-elle en sortant deux bâches de plastique noir d’un tiroir coulissant. Il y a plusieurs scies électriques sur l’étagère : prends la plus costaud. Moi j’ai eu ma dose pour cette nuit… (Elle déposa une combinaison blanche sur la table d’inox.) Tiens, ajouta-t-elle, je te conseille de prendre ça…
Fuyant son regard doré sous le néon, Amelia partit se coucher, le laissant seul à la cave avec son grand bout de mort…
Un spectre passa dans le silence du réduit. Osborne aspira le fond de cocaïne qui traînait dans sa poche, ravala l’amertume et, évitant le visage écorché du cadavre, entama son horrible travail de force.
Au début, ce fut plutôt facile : on rentrait dans la chair comme dans du beurre, mais très vite ça devenait un cauchemar, un cauchemar bien réel. La scie bourdonnait, des particules d’os ripaient sous la lame, il en mettait partout, sur la table d’acier et par terre, sur le carrelage ; en crevant l’artère fémorale le sang lui gicla au visage si bien qu’il en fut bientôt recouvert ; c’était tiède. Il serra les dents et les doigts sur la machine qui n’en finissait plus de découper le gamin, ce gamin qu’il avait tué d’une balle à bout portant et qu’il démembrait maintenant, qu’il sciait en deux, comme s’il fallait payer sa dette envers la mort qu’il venait de colporter, messager de mauvais augure, les bras tétanisés par l’effort et le dégoût.
La première cuisse se détacha enfin, soulageant un moment le moteur de la scie, beaucoup trop petite ; restait l’autre jambe. Osborne voulut crier mais ça ne servirait à rien. Il devint alors comme fou : ne sentant plus la douleur de son crâne ni même son épaule meurtrie, il découpa la seconde cuisse en forçant de tout son poids sur la machine qui bientôt atteignit l’os. La lame patinait, le sang lui sautait au visage, le baiser de la mort, la morsure du serpent, il n’était plus qu’une bête sauvage aux babines retroussées sur l’horreur qu’il perpétuait là, sous ses yeux révulsés ; la dope, les traînées écarlates hourdées sur la combinaison, les nerfs sectionnés, les siens à vif, les tendons, il vécut une succession de drames en croyant que cela arrivait à un autre.
La seconde cuisse céda. Osborne lâcha le tout, en transe hallucinatoire. Les lumières crues du néon lui brûlaient les yeux, il transpirait à grosses gouttes, Tagaloa n’avait plus de jambes, il était coupé en deux, son tronc avait quelque chose d’obscène et ils paradaient, les insectes nécrophiles, ils voltigeaient autour de lui, les anges amputés… Il se débarrassa de la combinaison ensanglantée comme si elle le démangeait et se passa la tête sous le robinet d’eau froide. Cette histoire allait le rendre cinglé. Il se sentait déjà partir, il était passé de l’autre côté. Mais il fallait agir vite : Osborne empaqueta le tronc du Maori dans la première bâche et précipita le tout dans le congélateur. Même réduit de moitié, il prenait presque toute la place. Un mauvais rêve. Il attrapa les jambes coupées, à pleines mains, comme s’il s’agissait de parapluies, oui c’est ça, de dégoûtants parapluies, il les fourra dans l’autre bâche plastifiée que lui avait donnée Amelia, puis il nettoya la cave et, toujours sans réfléchir, courut jusqu’à la voiture.
Elle était là, sous l’arbre en fleur où poussait la lune. Osborne jeta la bâche dans le coffre, prit le volant et roula, les yeux grands ouverts, jusqu’à ce que le vent de la nuit le ramène à la raison. Peine perdue.
*
Une décharge en plein air.
Des étoiles à vous crever le ciel.
Nulle âme qui vive sur le bord de route, que les astres.
Osborne claqua la portière du coffre. Le sac plastique paraissait léger dans ses bras mais la sensation était si désagréable qu’il se mit à dévaler la pente, à toute vitesse, comme si le reste du cadavre le poursuivait dans la nuit. L’horreur et la dope le faisaient dérailler. Ou il avait déjà déraillé. En attendant, ses semelles glissaient sur les boîtes de conserve : il manqua de perdre l’équilibre, se rétablit en prenant appui sur un pneu, puis stoppa sa course au pied de la butte, haletant.
La décharge publique s’étendait à perte d’obscurité, monceaux de ferrailles désarticulés sous la lune. Un rat fila entre les machines à laver éventrées. Osborne fureta un moment entre les détritus et les rebuts qui s’amoncelaient, puis s’arrêta. Là c’était bien… Il empoigna la pelle qui la veille avait servi à déterrer le corps d’Ann et commença à fouiller les entrailles de la terre. La pelle cognait contre les boîtes de conserve. Osborne s’enfonça, livide, dans la fange des autres. L’odeur était répugnante, sa tête en feu malgré les sueurs froides qui gouttaient de son front. Il jeta des regards inquiets vers la crête qui se découpait dans la nuit mais aucune voiture ne passait depuis la route. La peur d’être découvert chassa les douleurs de son corps. Il creusa, creusa encore, enseveli sous plusieurs couches d’horreur. Enfin, les muscles tétanisés, Osborne évalua le trou qu’il venait de faire.
Il jeta la bâche plastifiée et, à la hâte, la recouvrit de terre et de déchets. La lune le regardait, blême. Osborne ne pensait à rien : la forme des jambes sous la bâche suffisait.
La sépulture était maintenant achevée. Il crut entendre le bruit d’un véhicule, mais ce n’était que le vent dans le champ de carcasses… Osborne slaloma entre les rebuts, remonta la pente en trébuchant et courut jusqu’à la voiture. Le sang battait contre ses tempes quand il mit le contact : mort, mutilation, meurtre, on évoluait en petit comité.
*
Les lumières d’Auckland faisaient des pointillés de l’autre côté de la baie. Osborne gara la Chevrolet sous le kamashi en fleur.
À l’aube naissante, les mouettes cendrées se disputaient le bruit des vagues. Il fit quelques pas dans le jardin d’Amelia, erra le long des rochers ; après ce qu’il venait de vivre, le ronronnement du ressac avait un étrange pouvoir d’apaisement… Le vent de la mer ameutait les fantômes ; à la lune montante, on les voyait luire sur les surfaces.
L’effet de la cocaïne s’était dissipé. Osborne se sentait soudain vidé, anéanti par ce qu’il venait de faire. Son omoplate blessée lui tira des grimaces, enfin il réussit à se déshabiller. Abandonnant ses vêtements puants sur les rochers, il se glissa dans l’eau. Elle était froide et noire ; lui, brûlant de fièvre, la tête cassée, et des morts qui s’échappaient des fissures… Alors il lâcha prise et se laissa guider par le courant. Son corps suivait le guide, il flotterait jusqu’au spectre d’Hana qui l’attendait au large…
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