En vain.
Les premières lueurs du jour pointaient quand Osborne remonta vers la maison, nu. La mer avait dissipé les traces de sang sur sa peau, l’odeur de cadavre qu’il colportait, mais pas la fatigue. Il poussa la porte d’entrée, restée entrouverte. Son cœur se raidit : il avait le souvenir d’avoir refermé la porte.
Osborne posa ses affaires sales sur le seuil et attrapa son revolver. Enfin, il poussa la porte. Le loft était plongé dans le noir, on ne distinguait qu’une faible lueur à l’étage. Il écouta les bruits de la nuit, n’entendit que son souffle. Rodé à l’obscurité, il avança vers l’escalier en colimaçon qui menait à la chambre. Son pas grinça légèrement sur les marches. Il vit la chambre plongée dans la pénombre, puis la bougie qui pleurait à chaudes larmes sur le secrétaire… Son cœur battit plus vite : sous le Velux, le lit était vide.
— Amelia ?
Osborne approcha, le doigt sur la détente. Soudain, trahie par le frémissement de la flamme, il sentit une présence dans son dos. Sa respiration se bloqua alors complètement : un doigt passa sur sa joue.
La peur de trouver Amelia morte ne l’avait pas quitté mais Osborne ne dit rien — le bout de ses doigts était très lisse…
Une fine pellicule d’aube s’échappait du Velux. Un moustique circulait dans la chambre, tous feux éteints. Couché près d’elle paraît-il endormie, Osborne n’osait plus rien toucher. Oh ! l’animal n’était pas fragile, simplement comme toutes les petites bêtes, elle redoutait les mauvaises surprises…
Sans but précis, incapable de dormir, il regardait Amelia, étendue sur le lit défait. Elle était là, à ses côtés, inerte mais vivante, le ventre couvert de sperme. On le voyait luire faiblement sous la lune, tumulus de ses mauvais sangs morts sur sa peau…
Ah ! spermatique Amelia qui ne prenait pas la pilule mais s’en barbouillait, jouait avec, faisait patauger ses doigts dans la flaque translucide comme avant elle sautait pieds joints dans le caniveau débordant ! Professionnelle Amelia qui avec un grand soin esthétique étalait le précieux lait d’orgasme sur sa peau solaire, s’en parait, s’en passait sur le corps comme une crème de lui, sans oublier le moindre recoin, comme s’il fallait aller jusque-là pour seulement commencer à la pénétrer, comme s’il fallait aller jusque-là pour l’avoir dans tous les pores…
À genoux, le sexe groggy, il l’avait regardée faire, hébété après tout cet amour déversé sur son abdomen. Loin de le dégoûter, cette application à s’enduire de ses fibres l’avait bouleversé.
L’émotion était là, banale, surnaturelle. Achevant de peaufiner son étrange toilettage, Amelia lui avait dit que maintenant elle l’avait dans la peau, que maintenant ils étaient tous les deux dans le même drap… Son œil brillait au ballet des étoiles finissantes. De quoi parlait-elle : de l’affaire ? d’eux ? Après ce message sibyllin, Amelia avait tourné sa tête sur l’oreiller avant de s’endormir, sans un mot. Lui n’avait rien demandé ; le moment était unique, mieux valait rester sur cet inquiétant chef-d’œuvre…
Il la regardait dormir, un bras replié sous l’oreiller. Son ventre diaphane formait un creux jusqu’aux draps qui, de son sexe, ne laissaient apparaître qu’un pubis châtain et une odeur particulière. Elle poussait parfois de petits cris étranges, comme ceux des animaux qui rêvent… Parcouru de sentiments prodigieux, il observait ses petits seins à l’étale, ses hanches douces, ses cuisses, sa peau…
Il la caressa sans la toucher et, de loin, attendit l’aube.
À la lumière blafarde de la lune, le ventre d’Amelia s’inventait des cadavres ; répandu sur ses vingt-cinq ans, Osborne avait de beaux restes…
Jon Timu passa les grilles de l’institut spécialisé, ses gros poings enfoncés dans les poches. Son fils venait de partir avec Josie pour une promenade en bord de mer, il n’avait une fois de plus pas pu les accompagner, le sourire ébahi et confiant que Mark lui avait adressé en le quittant n’en finissait pas de lui trouer le ventre, sa vessie hurlait : c’était comme s’ils ne se verraient plus.
Un mois, peut-être deux, avait dit le docteur Beevan. Ce cruel compte à rebours lui faisait perdre la tête : bien sûr qu’ils se reverraient ! Il organiserait même une grande fête à l’institut, en l’honneur de Mark : son anniversaire était dans six mois mais il trouverait un autre prétexte, Josie l’aiderait, il ferait une sorte d’adieu à son fils, Mark n’y verrait que du feu, c’est sûr, ils seraient tout simplement heureux, oui, il ferait ça, la semaine prochaine ou la suivante : il verrait ça avec Josie et la directrice, ensemble ils lui feraient une fête inoubliable, à lui et aux autres gosses aussi…
Timu traînait sa peine. Quand il se sentait trop seul, il poussait jusqu’aux bars de Saint Heliers Bay où il allait boire deux ou trois cafés chez Vicente, un Italien avec lequel, à défaut de se confier, il discutait le coup autour d’un croissant. Le Maori avait tout misé sur sa carrière : en retour, il avait reçu un chromosome 21, celui qui avait investi le cerveau de leur fils. Helena en était morte. Elle était morte comme on se retire du jeu, et si c’est Beevan qui lui avait donné l’arme du crime, c’est lui qui l’avait tuée, de sang-froid…
Pour une somme de raisons mises bout à bout, abandonner Mark à son sort était depuis longtemps son obsession. Orphelin, qu’allait-il devenir ? Jon avait accepté de monter l’opération pour lui. Au moins assurer son avenir, à défaut du présent : l’institut spécialisé était le meilleur de la ville, quinze mille dollars l’année il pouvait, Jon économisait sur son salaire depuis des années mais la « prime » à elle seule lui assurait dix années de tranquillité. Timu avait pris des dispositions pour ça. L’idée que Mark pût finir sa vie au foyer lui était insupportable : il lui fallait sa chambre, sa télévision, « Urgences » et tous ces trucs qui le passionnaient, mais aussi Josie, la piscine, ses copains de barbotage, et bientôt ses premières copines de l’institut…
En attendant, il pissait du sang. Les médicaments du docteur Beevan ne le soulageraient plus longtemps : il faudrait se suicider. Sans doute. Deux mois il avait dit, peut-être trois…
Fumant son cigarillo à volutes serrées, Jon Timu buvait un cappuccino à la terrasse de Vicente, tout à ses viennoiseries, quand une femme s’attabla. Elle portait une chemise épaisse et un colis qu’elle déposa sur la chaise voisine : une Maorie comme lui, ou plutôt une métisse, très brune, les cheveux courts, deux yeux de jade qui le transperçaient.
— Il faut que je vous parle, dit-elle.
Une très jolie femme. Mais son instinct de flic prit vite le dessus — il n’aimait pas sa façon de le dévisager.
— Qui êtes-vous ?
— Peu importe, répondit-elle. Vous avez des nouvelles de votre fils ?
Timu retira le cigarillo humide de sa bouche, oublia aussitôt Vicente, le cappuccino, ses yeux de jade…
— Qu’est-ce que vous lui voulez ?
La métisse déposa un foulard sur la table : un bleu. Celui d’Helena. Le fétiche que Mark ne quittait jamais. Il l’avait encore ce matin. Son sang ne fit qu’un tour.
— D’où vous sortez ça ? s’empourpra-t-il. Que lui est-il arrivé ?
Il fit un geste menaçant mais la fille ne broncha pas.
— Du calme, capitaine, dit-elle : Mark se porte bien, du moins pour le moment. L’éducatrice qui l’accompagnait, en revanche, est un peu fatiguée… (Elle eut une moue plus cruelle qu’ironique.) Mais ne vous inquiétez pas, ajouta-t-elle, il ne leur arrivera rien si vous vous montrez coopératif.
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