— Tu te promènes avec des cadavres maintenant ? demanda-t-elle.
Soutenant son mort à grand-peine, Osborne traversa le salon et fit basculer le corps sur le canapé. Un Maori. Il y avait un méchant trou dans son ventre. Amelia frissonna sous son peignoir.
— Qui est-ce ?
— Un des frères Tagaloa, répondit Osborne.
Le jeune homme semblait dormir… Encore passablement ahurie par l’intrusion du policier, Amelia ne savait pas comment formuler sa phrase.
— Et… qu’est-ce que tu fais là ?
Il se tourna vers le macchabée.
— Tu es légiste, non ?
Elle le regarda avec des yeux ronds.
— Tu plaisantes ?
Osborne la surplombait d’une tête, cabossée, pleine d’ecchymoses.
— Il y a un labo à la cave, non ?
— Un labo ? Mais je ne dissèque que des papillons et des crapauds ici ! protesta-t-elle. Ça n’a rien à voir et puis de toute fa…
Il prit ses mains dans les siennes :
— Amelia, dit-il doucement, écoute-moi. On a trouvé un homme dans le charnier où Kirk désossait ses victimes : Sam Tukao, un homme qu’on a torturé à mort. Tukao est le notaire qui a signé l’acte de vente d’un chantier en cours du côté de Karikari Bay et je sais qu’il a touché des dessous-de-table pour cette opération : une des filiales de Melrose s’est approprié le terrain en question avec l’assentiment de Steve O’Brian, le père du maire. Ces terres abritent encore d’anciens pas maoris, qu’on fait actuellement sauter à la dynamite pour y créer une sorte de riviera. Johann Griffith travaillait comme comptable sur ce projet. Tu sais comme moi qu’elle aussi a été assassinée. Il y a forcément une raison à tout ça…
Amelia l’écoutait, assez éberluée. Cette discussion, ce cadavre au beau milieu de la nuit, tout cela était surréaliste. Et il n’avait pas lâché ses mains.
— Ann Brook ? dit-elle.
— Elle traînait avec la jet-set locale, côtoyait notamment les fils du maire et celui de Michael Lung, le pubard qui organise justement la campagne d’O’Brian. J’ai fouiné du côté du club échangiste où la plupart d’entre eux se rendaient mais trois types m’ont tabassé en sortant, avec l’intention de tuer. Je ne sais pas encore qui, mais j’ai de bonnes raisons de croire qu’Ann Brook était la maîtresse de Michael Lung.
— D’où sors-tu ces informations ? le coupa-t-elle.
— De Julian Lung, son fils… Je l’ai cuisiné un peu.
Amelia eut un rictus déplaisant devant l’auréole de sang sur sa chemise.
— Et alors ?
— Le meurtre d’Ann Brook est médiatisé, poursuivit Osborne, la police sur les dents : il faut des coupables. On déniche alors trois Maoris tout frais sortis de prison qui répondent au portrait qu’on se fait des crapules. Or, je suis allé voir la mère du seul survivant de la fusillade : elle n’était pas au courant de sa remise de peine, et encore moins de sa sortie…
Amelia enregistrait les données à toute vitesse.
— Tu veux dire que ce n’est pas eux, les tueurs d’Ann Brook ?
— Ça m’étonnerait, fit-il en desserrant la pression de ses mains. Les types trouvés dans le pavillon avaient beau être défoncés et armés jusqu’aux dents, ils avaient une trouille bleue…
Le vent soufflait contre les persiennes. La biologiste se sentait un peu dépassée par les événements.
— Je ne comprends pas, chuchota-t-elle, comme si le cadavre sur le sofa pouvait l’entendre. Quel rapport entre le meurtre d’Ann Brook et ton histoire de terrains et de collines maories ?
— En suivant la piste du portier du club échangiste, j’ai trouvé un Maori qui portait les mêmes tatouages, dans un bar pourri de South Auckland. Je cherchais à savoir qui avait fait ces fameux mokos quand je suis tombé sur lui…
Osborne se tourna vers le canapé où reposait le corps du jeune Maori. Il lâcha alors les mains d’Amelia, qui retombèrent le long de son corps. Elle semblait un peu perdue dans son peignoir : des morts, est-ce là tout ce qu’il pouvait lui apporter ?
Elle frissonna. Orphelins de ses mains, ses doigts étaient tout froids…
— Qui c’est ce type ? dit-elle enfin. Un des tueurs d’Ann Brook ?
— Je ne sais pas… Je ne sais pas si les frères Tagaloa sont impliqués dans les meurtres, s’ils forment un gang, mais j’ai besoin d’indices, une piste, n’importe quoi.
— Et tu me demandes de faire une autopsie ? Ici ?
— Des analyses sanguines, des résidus végétaux ou minéraux dans les tissus, le maximum d’éléments sur le lieu où il a résidé ces derniers temps, tout ce que tu pourras trouver, en particulier sur la façon dont il s’est fait ses tatouages : substances, types d’instruments utilisés…
Amelia avait l’impression de parler avec la voix d’une autre :
— Mais… et la police ? Pourquoi tu ne racontes pas tout ça à la police ?
— Gallaher a enterré l’affaire Griffith avec la complicité du coroner Moorie. Cette fille ne s’est pas noyée, tu le sais. Je n’ai confiance en personne. Qu’en toi.
Osborne la regardait avec sa maudite gueule d’ange, une technique terrible qui lui avait déjà valu trois nuits d’insomnie… Un mort à autopsier. Seule. L’idée était tentante pour l’apprentie légiste — la femme, elle, avait abdiqué depuis un moment…
— C’est bien joli ton histoire, renchérit Amelia, mais je ne vais pas débarquer à l’institut médico-légal avec un cadavre sous le bras !
— Il faut faire les prélèvements ici. Tu feras les analyses à l’institut… Ah ! Putain ! lâcha-t-il soudain. Qu’est-ce que c’est que ça ?!
Depuis le sofa, une odeur assez épouvantable flottait jusqu’à eux.
— Les muscles qui se relâchent, répondit-elle. Le corps se vide… Bon (elle s’agita tout à coup). On ne va pas le laisser là. Il faut le laver.
Les yeux d’Osborne s’illuminèrent un court instant : elle acceptait de l’aider.
— Où il est ton labo ?
— À la cave, répondit-elle. Prends une couverture pour le transporter : y en a dans le placard du vestibule. Moi je vais m’habiller…
Amelia fila dans un coup de vent et grimpa l’escalier qui menait à sa chambre.
Osborne commença par fouiller le corps : un treillis délavé, pas de papiers d’identité mais une carte de l’île du Nord, sans indications, quelques centaines de dollars en liquide, un canif aiguisé, du papier à cigarettes et, coincé dans sa ceinture, un petit sachet d’herbe… Du datura, à l’odeur. Il en avait fumé avec Ann Brook. Les frères Tagaloa étaient bien les dealers de la jeunesse dorée d’Auckland. L’avaient-ils tuée pour autant ? Il se concentra sur les tatouages du Maori, plus particulièrement sur les mokos qui couvraient son visage. Le dessin, assez obscur, était d’une grande finesse. Si les courbes du menton dataient (ils étaient d’une teinte bleuâtre), les cercles autour du nez et des yeux étaient récents : on voyait encore les petites cicatrices sur sa peau traumatisée et les traits plus sombres… La marque du gang ?
Osborne trouva une couverture dans le placard du vestibule, qu’il disposa sur le parquet avant d’y rouler le cadavre. L’odeur de merde lui soulevait le cœur. Depuis la chambre du loft, Amelia parlait toute seule : elle disait qu’elle n’avait pas tout le matériel adéquat, énumérait la liste des produits manquants, augurait des résultats médiocres pour un risque maximal… Elle redescendit, vêtue d’un jean et d’un pull, maintenant complètement réveillée.
— Amène-le à la cave, dit-elle, on va l’installer…
Osborne empoigna la couverture et fit glisser la dépouille jusqu’au petit escalier. La tête du Maori cogna sur les marches. Il faisait frais au sous-sol. L’atmosphère était chargée d’aldéhyde formique, de formol, une lumière crue tombait du plafond. Une table d’acier inoxydable montée sur tréteaux, une rigole qui courait tout du long pour se perdre dans un tube alimentant le tout-à-l’égout, plusieurs scies électriques sur une étagère, scalpels, seringues, pinces à os, plus loin des casiers réfrigérés, un congélateur, un évier, un robinet : l’assistante du coroner s’était aménagé un véritable petit laboratoire.
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