Elle avala une gorgée de bière tiède. Osborne gambergeait sur le seuil de la maison. Si, comme il le croyait, les mokos en question étaient la marque d’un nouveau gang, Umaga et sa bande ne semblaient pas dans le coup…
— Et le père, poursuivit-il, on le trouve où ?
— Oh ! Ça fait des années qu’on se voit plus ! répondit la Maorie. Il passe de temps en temps pour voir Kenny mais, comme il me verse pas de pension alimentaire, on peut pas dire qu’il profite de son droit de visite…
Un classique du genre masculin.
— Et Joey, dit Osborne, il le voyait ?
— Pouah ! Il est pas allé une seule fois le voir en prison !
Tania replia ses belles lèvres brunes sur le goulot. Osborne reluquait son décolleté mais ça ne la gênait pas.
— Joey, il se droguait ?
— Pas que je sache. (Elle haussa les épaules.) En tout cas je l’ai jamais remarqué.
— Il dealait ?
— Pareil.
— Et son copain Wallace, vous connaissiez ?
— Non.
— Joey, il traînait dans les quartiers du centre-ville ?
— Joey ? Pas le genre. C’est à peine s’il sait lire les panneaux.
Marrant. Mais Osborne n’avait pas du tout envie de rigoler : il se sentait fiévreux et si la douleur s’estompait sous l’effet des cachets, l’apparition de ces trois repris de justice compliquait un peu plus ses affaires…
— Joey ne vous a jamais parlé d’une fille, hasarda-t-il, Ann Brook ?
— La fille qu’on a retrouvée morte ? Ah non…
Évidemment.
— Bon, et on peut voir sa chambre à Joey ?
— Si vous voulez, répliqua la Maorie d’un air détaché, mais vos collègues ont déjà tout passé au peigne fin sans résultat ; je vous l’ai dit, Joey ça fait longtemps qu’il met plus les pieds ici…
Osborne opina lentement, perdu dans ses pensées.
Tania sentit qu’il allait partir : elle se lova contre la porte d’entrée.
— Je vous offre une bière ?
*
— C’est pas les bons tatoueurs qui manquent dans le quartier, répondit l’artisan. Ici on fait pas ce genre de modèle. Faut prendre l’avenue sur la droite : là-bas, y a un tas de types assez bons pour graver le nom de ta mère, si tu la connais…
Quelques rires gras fusèrent dans l’échoppe. Osborne calma les tremblements de ses mains. Il écumait depuis des heures les boutiques de tatouages de South Auckland et personne ne semblait disposer à lui dire qui avait pu faire les mokos du colosse maori croisé au Backstreet. De boutiques en échoppes miteuses, on lui avait conseillé d’aller se faire foutre. Une poignée de dollars l’invita toujours à aller se faire foutre, mais du côté de Papakura, un quartier reculé en bordure d’aéroport, tout au fond de la banlieue.
C’est là qu’il se trouvait, avec son appareil et sa photo numérique. Les mokos du colosse étaient l’œuvre d’un artiste, sentiment confirmé par le tatoueur samoan qui, planté derrière son comptoir, ricanait benoîtement. Deux abrutis dans son genre buvaient du thé vert sur les coussins, les yeux rouges. Au plafond, des insectes se jetaient tête baissée contre le néon. Poc poc , on les entendait se cogner à la mort.
Osborne évalua le visage du Maori qui figurait sur la photo.
— Ce type-là, tu es sûr que tu ne le connais pas ?
— Ouais : sûr !
Le tatoueur jeta un air amusé à ses cousins, avachis à deux pas.
— Il a les mêmes tatouages que les frères Tagaloa, dit Osborne.
— Qui ça ?
— Trois frères, il insista. Tous très jeunes.
— J’vous dis que j’les connais pas ces frangins.
Assoupis sous des paupières obèses, les yeux du Samoan étaient curieusement dissymétriques. Difficile de faire la part entre le mensonge et l’abrutissement général.
— Ces mokos , continua Osborne, ils ont une signification…
Prenant appui sur le rebord du comptoir, le Samoan plia sa masse sur la photo.
— Ouais…
— Laquelle ?
Le tatoueur regarda de nouveau.
— J’sais pas, dit-il. C’est des tatouages maoris…
— Tu en connais un rayon, dis donc, singea Osborne. (Sa voix changea.) Quoi d’autre ?
— J’sais pas, répondit l’artisan d’une voix traînante. Hey man ! C’est pas le tout mais j’ai du boulot, moi…
Les types gloussaient sur les banquettes déformées, une canette à la bouche. Osborne saisit le poignet du Samoan et, d’une brutale flexion, manqua de lui démettre l’épaule. Le type lâcha un cri, tenta une rebuffade, si douloureuse qu’il plia sur le comptoir. Dans la foulée, le canon du .38 percuta sa bouche, cassant net une incisive.
Les autres n’avaient pas même bougé des coussins. Dans la voix d’Osborne, il y avait comme des bouts de verre.
— Des mokos de cette qualité, vous n’êtes pas cent mille à pouvoir en réaliser : c’est même un honneur réservé à une élite. Un nom. Donne-moi un nom ou je te casse ce qui te reste de dents avant de foutre le feu à ta putain de boutique !
Des petits os craquaient dans sa bouche.
— Nepia, balbutia le type.
Osborne ôta le canon de son arme, plein de bave.
— Nepia, répéta le Samoan en se tenant les lèvres, un vieux tatoueur. Un spécialiste. Dans le temps, il avait une boutique à l’angle de Waihoehoe Road…
Osborne eut un rictus. Sous le néon, les papillons voltigeaient, incohérents.
*
Nepia.
Il avait lu le nom de Nepia parmi les contestataires tainuis qui avaient occupé le terrain de Bastion Point vingt-cinq ans plus tôt. Osborne venait de vérifier sur la liste établie par Culhane. Prénom : Joseph. Nepia avait-il connu Zinzan Bee à Bastion Point ? Était-ce lui, l’auteur des mokos des frères Tagaloa et du colosse croisé au Backstreet ?
En bordure d’autoroute, le quartier de Papatoetoe étendait ses antennes paraboliques à perte de vue. Les logements sociaux tombaient en ruine et on laissait faire car c’était l’idéologie du moment. Waihoehoe Road : Osborne trouva bien la boutique d’un tatoueur, mais si Nepia exerçait encore, il lui suffit de passer un œil par la vitre crasseuse pour constater que l’atelier était déserté depuis des lustres. Le Samoan s’était-il fichu de lui ?
Osborne traversa la rue et marcha jusqu’au seul commerce encore ouvert à cette heure, une épicerie mal achalandée où une grosse Polynésienne lui annonça qu’elle n’avait pas vu « le vieux Nepia » depuis des mois.
— P’t’être qu’il a pris sa retraite ! ajouta-t-elle dans un anglais édenté.
— P’t’être.
La télé beuglait au-dessus du comptoir. Osborne quitta le dairy en maugréant.
Un vent frais balayait la rue vide. Avec l’orage qui pointait, l’air était comme coupé à l’eau. Osborne eut une impression étrange en inspectant la devanture de l’atelier. La peinture de la porte était complètement écaillée mais il y avait des petits résidus verts sur le sol, comme si on avait forcé l’ouverture… Il se redressa, dubitatif, se colla de nouveau à la vitrine mais ne vit rien derrière la crasse. Alors il appuya sur la clenche : c’était ouvert. D’un bref coup d’épaule, il poussa la porte de l’atelier.
Osborne dégaina son .38. Sa bouche était pâteuse en pénétrant dans la pièce mais une odeur de renfermé l’incita à la boucler. L’interrupteur ne fonctionnait pas : il devina d’abord un comptoir poussiéreux puis sentit une menace dans son dos. Un vent de mort : le tranchant de la massue ripa sur son omoplate gauche, il eut à peine le temps de l’esquiver. Un visage tatoué apparut brièvement à la lumière de la rue. Osborne tira dans la main du Maori, qui vola sous l’impact. Le patu qu’il serrait tomba à terre dans un bruit mat, laissant une profonde estafilade sur le plat de sa main. Will Tagaloa ne broncha pas. Surnommé « l’Anaconda », le Maori avait beau être gros, il était vif comme un rat : il se jeta sur Osborne avec une telle rapidité que le second coup de feu se perdit dans le mur. Ils roulèrent sur le sol poussiéreux. Trop tard pour lui briser le genou, trop tard pour les sommations, trop tard pour tout : plus puissant, plus lourd, Tagaloa le cloua à terre et l’empoigna sauvagement. Osborne vit deux mains énormes se précipiter sur sa gorge et les traits hideux de celui qui allait tuer au-dessus de lui : il tenta de se dégager de l’étreinte mais Tagaloa était beaucoup plus fort. L’étau de ses mains lui serrait le cou, il suffoquait déjà. Les muscles tendus, un rictus d’effort enragé sur son visage couvert de mokos , le Maori compressa sa glotte. La douleur était aiguë, violente. Osborne voulut le prévenir, le sommer de reculer, tout de suite, mais il n’émit qu’un bref haut-le-cœur : l’air s’était tari. Ses poumons étaient vides.
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