Le poignet tordu, l’index toujours crispé sur la queue de détente, Osborne avait le canon de son .38 planté dans le foie du Maori : à bout de souffle, il tira.
Les mains qui l’étranglaient se relâchèrent aussitôt. Will Tagaloa eut une expression de surprise mais il ne fit aucun geste. Comprimé sous le poids, Osborne avala une goulée d’air qui sembla lui déchirer la poitrine. Il expulsa un relent de café et de bile sur le sol poussiéreux. Des larmes coulaient, il cracha encore, l’œsophage brûlant.
Touché au foie, le Maori se tenait toujours au-dessus de lui, les yeux grands ouverts mais son corps ne pesait plus le même poids. Un filet de sang suintait de son ventre, un flux régulier qui inondait sa chemise. Osborne déglutit, une odeur de poudre pour seule compagne. Enfin il fit basculer le poids mort qui s’affaissa sur le sol.
Il se releva, les jambes molles. Le Maori reposait à terre, inerte dans la semi-obscurité de l’atelier. Osborne n’avait jamais tué d’homme : celui-là n’avait pas vingt ans.
L’aube pointait, pâle comme un linge pendu au-dessus de l’océan. Comme toutes les nuits, Hana était partie nager au large, avec les requins. Les lâches, plutôt que d’en croquer, l’avaient escortée dans la houle sombre avant de disparaître, en quête d’autres restes…
Elle en revenait, une fois de plus. Le courage lui avait manqué : cette nuit encore, la Maorie avait ressenti un choc dans son cortex au moment de se laisser happer par les grands fonds, un appel irrésistible qui l’avait poussée à regagner le rivage. Elle arrivait enfin, exténuée. L’écume venait lécher ses jambes tétanisées par l’effort, puis repartait dans un bruit de coquillages. Envie de tout vomir ici, naufragée sur cette plage battue par la brise. Mais elle ne pouvait pas se résoudre à mourir. Pas encore.
Ses cuisses étaient de bois lorsqu’elle se redressa. La terre versait des larmes de sel, la brume fumait au-dessus des flots, des volutes qui s’évaporaient à la rosée du jour et racolaient le soleil sur la ligne d’horizon. Les manchots fuirent à son approche. Des coquillages écrasés sous les pieds, Hana marcha vers les pohutukawas qui bordaient la plage. Le vent séchait son corps à défaut du reste. Une odeur d’algues décomposées montait du sable où roulaient les vagues, elle marchait nue sur ces étendues désertes et le vent du matin lui faisait comme des écorchures sur la peau.
L’aurore était muette. Hana serra le tiki de jade de sa grand-mère : Ka aha ra koe ? elle répétait, que vas-tu devenir ? Les âmes mortes flottaient autour d’elle, toute cette détresse qui lui pourrissait le cœur… Elle croisa un korora sur le chemin de la maison, visiblement égaré puisque l’oiseau fit à peine un écart pour l’éviter. C’était un manchot pygmée qui n’avait pas plus d’un an — un duvet brun couvrait encore son dos. Ses doux yeux noirs la regardaient, inquiets.
— Alors, petit, toi aussi tu as perdu ton chemin ?
L’animal dressa le bec pour toute réponse et partit en se dandinant.
La Maorie grimpa l’escalier de planches bancales, fit rouler quelques cailloux avant d’atteindre le sommet de la falaise. La maison apparut à l’ombre du grand kowhai en fleur. Dérangé en plein festin, le tui qui picorait son nectar manifesta son mécontentement. Hana trouva la bicoque ouverte à tous les vents ; un bouquet de fleurs jaunes trônait sur la table de la cuisine. La jeune femme enfila la robe qui traînait sur le lit et sortit par la porte du jardin.
Les orchidées blanches étaient étouffées par les mauvaises herbes, les fougères aussi avaient investi les lieux, ne laissant qu’un bout de friche à l’arrière de la maison. L’atelier apparut bientôt à l’ombre du sous-bois, caché sous un éventail de ponga. Hana approcha timidement.
— Je peux entrer ? dit-elle en voyant la porte entrebâillée.
Le Maori releva la tête de son ouvrage et la gratifia d’un sourire sans âge.
— Bien sûr, dit-il, entre… J’ai presque fini.
Il lui présenta un tabouret.
Puis, le pouce et l’index comme une pince écartant la peau, il enfonça le ciseau dans la joue de l’homme : un liquide noir s’incrusta dans la chair, déborda de la plaie, inondant le visage immobile de Zinzan Bee.
Concentré sur sa tâche, le tatoueur essuya le surplus avec un coton et arrondit la courbe jusqu’à la commissure des yeux.
Hana le regardait faire, impressionnée. Le trait était sûr, fidèle, les dessins d’une symétrie parfaite. Il nettoya le visage avec application et se redressa, satisfait. Le moko était achevé.
Il régnait une atmosphère étrange dans l’atelier. Hana ne put retenir un frisson devant l’œuvre accomplie.
— Tu aimes ? demanda-t-il.
Elle fit signe que oui.
Le tatoueur passa la main sur ses fesses, constata qu’elle était nue sous sa robe d’été. Le sel avait séché sur sa peau, elle était douce comme la lumière de la bougie.
— Et moi, tu m’aimes ? dit-il doucement.
— Oui… (Hana oublia un instant le visage fraîchement tatoué.) Oui, elle répéta, bien sûr…
Ses yeux étaient verts comme le jade mais il n’y vit que du feu.
Enfin, l’homme se tourna vers le visage tatoué de Zinzan Bee : ne restait plus maintenant qu’à lui coudre les lèvres…
Les bandes blanches défilaient sous ses yeux secs. Osborne avait pris le Southern Motorway. Son épaule lui faisait mal mais il pouvait encore l’articuler. Il roulait dans la nuit, chassant ce qui ressemblait trop à des remords, en garda la colère. Un piège : on lui avait tendu un piège… La sensation était étrange, très désagréable. On se bousculait dans les tiroirs de sa nécropole : Fitzgerald, Griffith, Ann Brook, Tagaloa, eux et qui encore ? Il avait mis le doigt dans l’engrenage, celui qui avait happé Fitzgerald, et les tueurs avaient une longueur d’avance : on l’attendait dans la ruelle, la boutique du vieux tatoueur, on le suivait, pire on le précédait, comme s’ ils devinaient ses pensées…
Quittant le motorway désert, Osborne engagea la Chevrolet sur une petite route côtière. Dans ses phares, les habitations se faisaient rares. Il ralentit bientôt, déchiffra des pancartes, effraya un oiseau de nuit, manqua un croisement, consulta sa carte dépliée sur le siège. Te Atatu : normalement, il était tout près… Il suivit la route, une succession de courbes caillouteuses, et tomba enfin sur la maison, la seule du voisinage, en partie cachée par des kamashis à la blancheur spectrale sous la lune.
L’orage passé, on distinguait la mer qui bouillonnait en contrebas. Il était environ minuit et aucune lumière ne filtrait depuis la maison. Osborne ouvrit la portière et tira le corps qui gisait sur la banquette. Il était lourd et déjà presque froid. Il le hissa à grand-peine sur son épaule droite, serra les dents pour avancer. Le bruit des grillons couvrit celui de ses pas jusqu’au perron. Il sonna. Deux fois. Enfin il entendit des bruits de pas qui approchaient de la porte, timides…
— Qui est-ce ?
— C’est moi, Paul.
Amelia retint un cri en ouvrant la porte : la cause de ses insomnies se tenait sur le seuil de sa maison, au beau milieu de la nuit, un fardeau à l’épaule. Osborne sortit de la pénombre : un mort.
Il portait un mort.
— Je peux entrer ?
Il était d’une pâleur cireuse.
— Oui, bredouilla-t-elle dans un rêve.
Son costume noir ne valait plus tripette et une auréole écarlate avait taché sa chemise blanche. Son œil, en revanche, brillait violemment. Un moment incrédule, Amelia passa la main sur son visage endormi avant de reculer pour le laisser entrer. Elle était pieds nus, vêtue d’un peignoir blanc qu’elle serra autour de son cou.
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