Toute cette gymnastique lui donnait le tournis. Remis d’aplomb, Osborne ramassa le sac à terre. Présents en partie pour leur feuillage persistant, des macrocarpas ornaient les allées du cimetière. Se repérant aux gerbes les plus récentes, il dénicha le tombeau d’Ann Brook. L’heure n’était pas au recueillement : il débarrassa la stèle des bouquets les plus encombrants, ouvrit le sac, cala le pied-de-biche contre la dalle et fit levier. Le marbre pesait son poids de mort mais la plaque racla le socle dans un bruit sinistre.
En force, Osborne dégagea un espace suffisant. Sous lui, le trou était noir. Il saisit la pelle, jeta le sac et se laissa glisser à l’intérieur du tombeau.
Il faisait étrangement frais dans la fosse. La terre était meuble. Il fit passer quelques pilules avec l’eau minérale qu’il gardait dans le sac et commença à creuser. Une opération éreintante qui, à défaut de soigner sa tête, lui débourra les muscles. Soufflant au rythme des pelletées qu’il dégageait, Osborne s’enfonça dans les entrailles de la terre.
« Keria [36] « Creuse ! »
! » Il s’encourageait, les joues brûlantes. « Keria ! » La sueur inondait sa chemise, les nausées revenaient en comètes extatiques… Enfin, la pelle buta contre un objet dur : le cercueil.
Les bras tétanisés par l’effort, ne pensant à rien, Osborne déblaya la terre qui recouvrait la boîte de merisier et, toujours armé de son pied-de-biche, força l’ouverture du cercueil. Le bois craqua, puis céda d’un bloc.
Osborne repoussa le couvercle ; une odeur pestilentielle lui sauta aussitôt au visage. Il porta un mouchoir à son nez et dirigea la lampe torche vers le cadavre. Les productions de gaz mono-éthylamine et de liquide putride provoquèrent un haut-le-cœur qu’il réprima en découvrant le visage de la morte.
Ann.
Ann Brook…
Il ne la reconnut pas tout de suite : la tête avait souffert et les traits de son visage s’étaient affreusement creusés. La peau curieusement diaphane dans une robe sombre, la jeune femme reposait au milieu d’effets personnels, retenant un sourire assez abominable sous le feu de la torche… Osborne tremblait en enfilant une paire de gants plastifiés. Il posa alors la main sur le crâne cassé de son amante, caressa ses cheveux, cherchant à se remémorer quelque chose — il pensait au fossé, à cette chose poisseuse tout au fond de lui… Le temps passa, en apnée. Il releva la jupe de la métisse et, comme pour être sûr, tâta ses cuisses. Osborne frémit malgré lui : Ann Brook avait toujours ses fémurs, là, bien en place.
Sous son masque de policier impassible, le capitaine Timu était furibond : son meilleur élément était réduit à l’inactivité à l’hôpital de Park Road, le genou fracturé et opéré d’urgence après qu’une balle de .38 l’eut à moitié démoli, « malencontreusement et pour sauver la vie du lieutenant Gallaher » selon le rapport exprès de l’intéressé…
Le Maori roula son cigarillo entre ses gros doigts, les paupières lourdes de reproches. Visiblement, la balle perdue lui restait en travers de la gorge.
— Vous dites que vous n’êtes pas très bon tireur, qu’il y avait de la fumée, que le lieutenant Gallaher était sérieusement menacé et les jeunes à cran… Les jeunes ? répéta-t-il en ranimant son engin de mort. Vos « jeunes », comme vous dites, sont des tueurs sans scrupules qui gangrènent la ville, des criminels sans foi ni loi dont les citoyens de cette ville n’ont nul besoin !
La colère cinglait son visage. Les tueurs étaient des Maoris, comme lui.
Osborne oublia le bout de ses chaussures — il y avait encore du sang sur le bord des semelles.
— Sans doute, dit-il en guise d’assentiment.
Malaxé entre les gros doigts du capitaine, le cigarillo partait en charpie.
— Je ne sais pas ce qu’il vous faut ! pesta-t-il derrière un écran de fumée. Une fille violée et assassinée à coups de barre de fer, les médias qui nous mettent sur le gril, sans parler du lieutenant Gallaher estropié !
Osborne alluma une cigarette.
— Vous n’aurez qu’à lui donner une médaille…
Le chef de la police en broya son cigarillo.
— Je ne sais pas à quoi vous jouez, Osborne, mais votre insolence va vous coûter cher.
Toujours pas de réaction. Pris d’une subite quinte de toux, Timu ouvrit le col de sa chemise, manqua de s’étrangler :
— Et puis d’abord, qu’est-ce que vous faisiez dans le quartier ?
— J’ai entendu l’appel radio sur la fréquence, répondit Osborne en balançant sa cendre d’une chiquenaude. Comme je traînais dans le coin, je me suis dit qu’on aurait peut-être besoin de moi.
— La police n’a pas besoin de gens comme vous ! rétorqua Timu, cramoisi. Qui vous a autorisé à intervenir ?
— Les types retranchés dans le pavillon étaient maoris. Gallaher a sa méthode, il pouvait avoir besoin de la mienne.
— Parlons-en !
— Sans moi ils seraient tous morts, riposta Osborne. Gallaher était venu là pour tuer.
— Le lieutenant Gallaher sait ce qu’il fait, c’est pour ça qu’il est le chef du Département criminel ! s’emporta Timu. Vous n’aviez pas à intervenir ! Et vous n’avez pas répondu à ma question : que faisiez-vous en banlieue sud ?
Osborne écrasa sa cigarette parmi les épluchures de tabac qui jonchaient le cendrier.
— Je cherchais des Maoris. Trois frères. Je les suspecte d’avoir participé au vol chez Melrose. Il pouvait s’agir des mêmes personnes. J’étais sur leur piste quand j’ai entendu l’appel radio.
— Comment saviez-vous que les hommes retranchés dans le pavillon étaient maoris ?
— Culhane me l’a dit.
L’abruti. Ou alors Osborne mentait, ce qui en gros revenait au même : Gallaher était hors course.
— Qui sont les hommes dont vous parlez ?! s’énerva le chef de la police.
— Je n’en sais rien. Ils ne sont pas fichés par les services. Je suis passé à leur dernière adresse connue, chez leur père, mais il prétend ne pas les avoir vus depuis des semaines.
— Et alors ?
— Je le crois.
Le Maori étira son cou, un tronc.
— Vous vous foutez de moi ? Qui sont ces hommes ?!
— Trois frères, répéta Osborne. L’un d’eux travaillait dans une boîte de nuit. Je l’ai interrogé mais il m’a filé entre les doigts.
Timu toussa de nouveau, serra les dents à cause de sa vessie.
— Leur nom !
— Dooley. Mick, Bruce et Joe Dooley. Trois frères, aujourd’hui disparus de la circulation.
Les deux hommes s’observaient, sur la défensive.
— Et Zinzan Bee ? lâcha Timu. Où en sont vos recherches ?
— Au point mort.
Le visage d’Osborne était aussi fiévreux qu’impassible mais il mentait.
— Je veux un rapport sur cette affaire, ordonna le chef de la police. Un rapport détaillé. Sur-le-champ ! Et je vous conseille de vous appliquer : ce sera votre principale défense pour la commission de discipline !
Osborne ne broncha pas. C’est à peine s’il adressa un signe d’assentiment. Comme il allait quitter le bureau, Timu lui lança d’un air mauvais :
— Faites attention, Osborne : je vous prends pour un emmerdeur, un alcoolique notoire mais aussi pour un excellent tireur…
Sous ses paupières empâtées et ses manières un peu médiévales, le Maori n’était pas un imbécile.
L’étau se resserrait.
*
Culhane mastiquait un snapper, les yeux rivés sur l’écran de l’ordinateur. Des cadavres de frites gisaient dans le papier journal. Il releva la tête en voyant Osborne, qui revenait de son entrevue avec le capitaine.
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