Timu fulminait. Le policier avait disparu sous le père.
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? gronda-t-il. Répondez !
— Parlez moins fort, dit-elle doucement. J’ai un marché à vous proposer.
Enlevé. Mark avait été enlevé. Timu lui attrapa le poignet et le serra jusqu’à ce qu’il craque.
— Où est-il ? siffla-t-il.
— Ne faites pas l’imbécile, vous avez très bien compris la situation.
— Où est-il !
— Lâchez-moi, ordonna-t-elle. Tout de suite.
Ses yeux de jade étaient d’un calme inquiétant. Lui bouillait.
— J’ai un marché à vous proposer, répéta la jeune femme. Lâchez-moi.
Le chef de la police desserra le poing mais pas les dents. Ils paieraient pour ça.
Elle saisit le colis posé sur la chaise voisine et le posa sur la table.
— Voilà comment nous allons procéder…
Tom Culhane mâchait un chewing-gum, le troisième depuis ce matin. C’est aujourd’hui qu’ils allaient tenter la fécondation in vitro. L’amour sous verre, qu’au moins il ne jaunisse pas… Tom en était malade. L’enfant qu’ils n’auraient pas de manière naturelle avait dressé entre eux un mur que plus rien ne semblait en mesure d’abattre. Il avait cru que leur libido survivrait à la « soirée barbecue » (comme il disait), sur le coup ça paraissait plausible (ils avaient fait le premier pas, le plus dur d’après les sexologues) et il espérait qu’en renouant le contact physique le reste suivrait, mais il se trompait : Rosemary avait repris sa place sur le canapé devant des séries idiotes, des histoires d’hôpital, d’amour et de meurtres qui n’étaient pas les leurs.
La veille au soir, maladroit, il avait envisagé l’adoption. Le coup du nombre de petits malheureux dans le monde n’avait pas fait long feu et c’est le mépris entre les dents qu’elle l’avait envoyé paître, lui et ses belles idées humanitaires, à l’autre bout du lit. Au piquet.
Rosemary devenait méchante. La mère avait chassé la femme, elle l’avait rongée, et de leur amour ne restait que l’os…
Tom risqua un œil par la porte de la chambre. Sortant à peine du lit où elle passait désormais le plus clair de son temps, comme si elle était malade, Rosemary s’apprêtait pour le rendez-vous à la clinique. Elle avait enfilé sa robe et s’excitait maintenant sur la fermeture Éclair.
— Tu veux que je t’aide ?
— Quelle plaie cette robe !
Tom s’approcha. Elle lui allait bien mais ce n’était pas la peine de le lui dire.
— Non, laisse, c’est bon. (Elle força sur le zip.) On est en retard ?
— Non, non, prends ton temps…
Le zip ne cédait pas. Ça l’énervait. Tom hésitait à y mettre les mains, seulement la tension qui émanait de sa femme le repoussait presque physiquement. Sans compter qu’ils allaient finir par être en retard…
Tobby attendait au milieu de la pelouse quand ils quittèrent la maison. Lui aussi avait dû sentir la tension puisque, au lieu de japper tout son soûl en battant leurs mollets de sa queue, l’animal les regarda passer dans l’allée. Dérogeant à ses habitudes, il n’essaya même pas de grimper sur la banquette de la voiture : il fila au contraire vers la niche où il n’allait jamais, la queue basse. Drôle de bête. Tom prit place au volant.
— Je crois que j’ai oublié de fermer à clé, dit-il.
— Tant pis. Allons-y.
Ils arrivèrent en retard à la clinique, à peine dix minutes mais cela suffit à exaspérer Rosemary. Elle marchait devant lui et ses petits pas résonnaient dans les couloirs aseptisés. Tom était nerveux, blessé, et aussi un peu honteux — comme si sa virilité était en jeu. Fécondation en laboratoire : on était loin de l’amour… Premier étage, droite. Le docteur Boorman sortait de son bureau lorsqu’il vit le couple et leurs têtes défaites avancer vers lui comme des bestiaux à l’abattoir. D’ordinaire si sûr de lui, le médecin semblait lui aussi perturbé…
— Écoutez, leur dit-il tout de go, je ne sais pas ce qui se passe, mais venez. (Il ouvrit une porte.) Entrez dans le bureau, nous serons mieux pour parler…
Tom adressa un regard plein de circonspection à Rosemary, qui avait déjà les larmes aux yeux. Il serra la main de sa femme, solidaire, quoi qu’il arrive…
*
Était-ce ce bout de nuit passé avec Amelia, ce jus de lui versé sur son ventre blanc et les soupirs hypnotiques qu’elle lui avait rendus ? Quand Osborne ouvrit les yeux, le soleil était haut dans le ciel.
Il s’ébroua, les paupières lourdes. Le lit était vide, pas même tiède.
Sur la table de nuit, le réveil électronique affichait midi trente. Il pesta. Amelia était partie au travail avec ses échantillons, aussi silencieuse dans la fuite qu’elle était menue dans ses bras… Il faisait chaud dans la maison. Osborne descendit nu l’escalier en colimaçon, trouva du café au chaud dans une thermos et un mot d’elle sur le bar de la cuisine.
Cher Paul,
Le moins qu’on puisse dire, c’est que j’ai, grâce à toi, passé une nuit inoubliable. Du cauchemar au rêve il n’y a qu’un pas, qu’on franchit avec toi allégrement. Comme quoi tout arrive à qui sait attendre — le meilleur comme le pire. Tu dormais à poings fermés quand je suis partie (vers huit heures, j’en bâille encore), mais pour une fois que tes yeux de cinglé étaient clos j’ai préféré les laisser en l’état. Quel spectacle tu fais quand tu dors ! On dirait une locomotive écrasée au fond d’un ravin, et qui tourne encore… Marrant. Je ne sais pas à quoi tu carbures mais j’en veux bien encore. (Quel mot charmant, n’est-ce pas ?) Je ne dirais pas la même chose de la situation dans laquelle tu me mets… Bon, je file avant que l’envie de te casser la gueule ou de remonter l’escalier me prenne (je connais deux trois trucs pour réveiller les locomotives écrasées au fond des ravins, qu’elles tournent encore ou non).
Pour ce qui concerne les analyses, c’est l’effervescence à l’institut médico-légal en ce moment : je pense pouvoir faire des heures sup sans attirer l’attention. De retour dans la soirée. Tard sans doute — avec les premiers résultats, du moins je l’espère…
Ne t’amoche pas trop. Toute cette histoire me fout la trouille…
P.-S. 1 : Ne cherche pas les clés de la maison, je laisse ouvert.
P.-S. 2 : Tes affaires sont dans la sécheuse.
P.-S. 3 : Merci pour le mort : c’était mon premier (j’en suis encore toute retournée).
P.-S. 4 : Merci surtout pour l’amour (idem).
A.
Elle était marrante… Sans doute beaucoup plus. Osborne ne savait plus. Il avait adoré son corps, ses gestes, ses mots pour jouir. Il avait aimé jusqu’à ses petits seins, et son sourire malin tandis qu’elle s’enduisait de lui… Ça lui faisait déjà mal au cœur de l’oublier — car il fallait oublier…
Il trouva ses affaires dans la buanderie, propres. Son épaule lui faisait un mal de chien mais il réussit à les enfiler. Depuis les fenêtres du salon, on entendait les vagues et les mouettes qui se les partageaient. Il but un café, mal réveillé, puis un autre, toujours vaporeux. Son paquet de cigarettes traînait sur le bar avec ses clés de voiture, les papiers qu’il trimbalait, son canif, quelques chewing-gums, son portable… Osborne alluma une cigarette, détesta la première bouffée, vit qu’il avait reçu un message.
Il l’écouta en achevant son café, puis se contracta. La voisine de Pita Witkaire avait laissé un message ce matin, à dix heures trente-deux : son mari avait aperçu le Maori au marae , « pas plus tard que tout à l’heure », alors qu’il relevait ses pièges à opossums…
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