— C’est le type de question que je me pose, dit-il.
— Pourquoi ?
— C’est aussi le type de question que je me pose.
— Je ne comprends pas.
— Moi non plus.
Près de la cabane à frites, une mère et ses enfants commandaient des ice-creams. Osborne fouilla dans la poche de sa veste, en tira un sachet plastifié.
— Vous pouvez analyser ça pour moi ?
Amelia se pencha sur trois cheveux, collés les uns aux autres : noirs cette fois-ci, pris dans ce qui ressemblait à du sang coagulé…
— D’où vous sortez ça ?
— C’est ce que j’aimerais savoir.
Sous ses airs sibyllins, Osborne paraissait surtout faiblard. Elle en profita :
— En gros, vous ne savez rien des affaires que vous suivez mais vous me demandez de m’occuper de tout ?
— Rien ne vous y oblige, je vous le demande.
— C’est la même chose.
Ses yeux de chatte papillonnaient dans la brise. Osborne redressa sa carcasse :
— Pas un mot à qui que ce soit, hein…
Elle empocha le mystérieux sachet et se leva à son tour.
— Vous n’avez pas confiance en Moorie ? dit-elle en époussetant son pantalon ensablé.
— Il travaille main dans la main avec Gallaher.
— Vous ne l’aimez pas non plus…
— Non, concéda Osborne.
— Et Timu ?
— Bof.
— Bref, vous n’aimez personne.
— Si vous… je vous aime bien.
Le vent du large le poussa vers elle. Amelia avait vraiment un joli corps, et des manières si douces… Osborne eut un sourire crispé, comme s’il craignait de rouvrir ses plaies.
— À plus tard…
*
Les sales pressentiments succédant aux mauvais, Osborne fila jusqu’à Grey Lynn. Les antalgiques avaient eu raison de sa migraine mais ça n’allait pas mieux. Il s’était réveillé dans une chambre littéralement mise en pièces, la chatte déchiquetée au fond de la baignoire, du sang sur ses vêtements, une balle manquait dans le barillet de son .38, la fille avec laquelle il avait passé la nuit venait d’être retrouvée assassinée près d’un entrepôt désaffecté à l’autre bout de la ville et lui avait un trou d’environ six heures dans son emploi du temps. Il était pourtant sûr d’avoir laissé le revolver dans la chambre : où était passée la balle manquante ? S’il était rentré à l’hôtel après la party, pourquoi était-il ressorti ? Tuer Ann Brook ?
Des images fugitives lui traversaient la tête, réminiscences ou fruit de son inconscient, et dans ce tri impossible il voyait des grillages, un terrain vague, un fossé, cette chose immonde tout au fond, et cette menace, cette peur panique… Et si la peau qui suait ses toxines dans l’habitacle de la Chevrolet était celle d’un assassin ?
« Marshall & Bro. » Une enseigne passée sur la tôle couleur rouille, un grillage délimitant un terrain en friche. Au milieu, l’entrepôt désaffecté de l’ancienne scierie où on avait retrouvé le corps d’Ann Brook, lugubre malgré le soleil qui plombait l’après-midi. Osborne claqua la portière et repéra l’agent en uniforme qui gardait l’entrée du site.
Journalistes et curieux étaient repartis avec leur fait divers en poche, laissant le quartier de New Lynn à son train-train de bagnoles qui passent et de piétons assoupis. L’ancienne usine se tenait à l’écart de l’artère principale, dans une zone qui deviendrait bientôt un quartier résidentiel : début des travaux dans une semaine, d’après le panneau. Entrepreneur : Century Inc.
L’entreprise de Melrose pour laquelle travaillait Johann Griffith. Une coïncidence de plus… Le site étant bouclé jusqu’à nouvel ordre, Osborne évita l’agent en faction devant la grille et contourna l’entrepôt. Il erra un moment avant de trouver une ouverture. La ruelle était vide, hormis un chien qui fouillait une poubelle renversée. Osborne escalada le grillage, manqua d’y déchirer sa veste et, d’un saut, passa de l’autre côté.
Des herbes folles pliaient sous la brise. Le terrain, qui avait été ratissé par les différents services de police, était fantomatique avec ses rubans bicolores qui claquaient au vent. Courbant l’échine, Osborne fila jusqu’au lieu où avait été découvert le corps d’Ann Brook. Un bouquet de ronces, une terre à cailloux jonchée de détritus, bouteilles, sacs plastique, papiers gras, boîtes de conserve, canettes, on trouvait un peu de tout mais pas l’ombre d’un fossé. Il avait beau inspecter le sol, ça ne lui rappelait rien.
Rien du tout.
Ponsonby Road. Restaurants, bars, boutiques, population, ici tout résidait dans l’art de rester chic et britannique.
Ann Brook avait parlé d’un copain qui habitait le quartier. C’est là qu’ils avaient rejoint la party. Osborne se souvenait vaguement d’une piscine, et puis plus rien. Il devait être alors aux alentours de quatre heures du matin. De Ponsonby à l’hôtel Debrett, il y avait à peine une demi-heure de marche ; en supposant qu’il soit passé prendre le revolver et les clés de la voiture, il avait pu être de retour dans le quartier de Ponsonby vers cinq heures. Pour quoi faire ?
La visite à l’entrepôt de New Lynn l’avait laissé de marbre, comme s’il n’y avait jamais mis les pieds…
Osborne tourna un moment dans le quartier avant de stopper la Chevrolet devant les grilles d’un chantier. O’Neill Street, une rue perpendiculaire à Ponsonby Road : pas un ouvrier à l’horizon — on faisait relâche le samedi. Il n’eut pas à escalader, c’était ouvert à tous les vents.
Il y avait là quelques fondations, des baraquements de préfabriqués, des bouts de ferraille, un stock de parpaings, du ciment qui s’était déversé à terre… Un sentiment étrange lui comprimait la poitrine tandis qu’il foulait le sol. Il vit d’abord les conduites d’arrivée d’eau puis la tranchée qu’on avait creusée le long des fondations : un fossé profond qui courait sur une vingtaine de mètres… Osborne étudia longuement le tracé, puis se redressa. Toujours pas la moindre trace de sang ni d’indices tendant à prouver qu’un cadavre avait pu y être jeté… C’est en longeant la tranchée qu’il découvrit ce qu’il cherchait : à terre, parmi la caillasse, une douille.
Une douille de .38.
Il n’avait pas reconnu le fossé mais la peur, elle, restait intacte.
*
La tapisserie de la chambre valait tout juste son poids de papier. Allongé sur le matelas, Osborne recollait les morceaux qui s’étaient décollés de sa tête. La nuit tombait et les questions affluaient, oppressantes. Si Ann avait bien été tuée à Ponsonby et non à New Lynn, pourquoi était-il revenu sur ses pas avec une arme ? Avait-il vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir ? Et de quoi avait-il peur au juste ?
Il s’accouda à la fenêtre, fuma une cigarette. Dehors tout était calme, tellement qu’on avait peine à y croire — un de ces soirs d’été avec ses courants d’air et ses gazouillis d’oiseaux qui paradaient au-dessus des toits. Il revoyait Ann dans le parc, longue silhouette métissée sous la lune, ses yeux rieurs, ses belles jambes musclées et cet air dionysiaque qu’elle avait en lui demandant de le suivre… Il se fichait bien que d’autres la traitent en simple objet de jouissance : le double d’Hana était mort, le crâne ouvert sur un terrain vague, et lui n’était même pas capable de savoir s’il était impliqué dans ce meurtre.
D’hostile, la situation n’allait pas tarder à devenir menaçante : on allait retrouver son sperme dans l’estomac d’Ann, ses empreintes à bord du coupé et plusieurs témoins qui les avaient vus ensemble durant la nuit. Les flics feraient vite le recoupement. Il avait deux, peut-être trois jours devant lui…
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