Osborne souffla dans le combiné — pour le moment personne ne l’avait identifié.
— Un lien de parenté avec Michael Lung ?
Le conseiller en communication du maire d’Auckland.
— Julian est son fils, répondit Culhane, et aussi un bon ami d’Ann Brook. D’après lui, Ann serait restée quelque temps à la fête mais il ne l’a pas vue repartir.
— Et il fait quoi dans la vie, ce Julian ?
— Pas grand-chose, on dirait. Kiwi Advertising, la boîte de pub pour laquelle travaillait Ann Brook, appartient à son père Michael. Grosse fortune, comme tu peux t’en douter. D’après Lung junior, sa copine Ann était seule en arrivant à la soirée. Il dit aussi qu’il y avait beaucoup de monde, qu’il était tard, raison pour laquelle lui non plus ne l’a pas vue quitter la maison. On cherche toujours sa voiture, un coupé Mercedes…
— L’entrepôt de New Lynn où on a retrouvé son corps appartient à Century, une des filiales de l’empire Melrose, ajouta Osborne.
— Comme la moitié des terrains à bâtir de la ville…
— Des précisions sur les circonstances de la mort ?
— D’après les premiers constats, soupira Culhane, on lui a défoncé le crâne à coups de barre de fer. On sait aussi qu’Ann Brook n’a pas été tuée près de l’entrepôt de New Lynn : il y avait peu de traces de sang près du cadavre. On pense qu’elle a été tuée ailleurs, avant d’être jetée en bordure de l’usine désaffectée…
Voilà qui corroborait sa thèse.
— Et la fouille du domicile ? enchaîna Osborne.
— C’est Gallaher qui s’en occupe. Une autopsie est en cours. Je ne sais pas si tu as regardé le journal du soir, renchérit Culhane, mais les médias sont montés au créneau : télés, radios, journaux, tout le monde en parle. La mort d’un mannequin, tu imagines, pour eux c’est du pain bénit ! s’esclaffa-t-il. Timu donne une conférence de presse demain matin : ça va peut-être les calmer un moment. En attendant, toutes les équipes sont sur le pont…
Osborne se taisait à l’autre bout du fil.
— Pourquoi ? Tu crois qu’Ann Brook a quelque chose à voir avec le vol chez Melrose ? relança Culhane.
— J’en sais rien.
— Et Zinzan Bee ?
— Idem. Tu as des nouvelles des activistes tainuis présents à Bastion Point ?
— Sur les six, j’ai réussi à en contacter deux, répondit Culhane. Deux retraités qui ne se souviennent ni de Zinzan Bee ni du reste. Je cherche encore à joindre les autres…
Tom était mal à l’aise. Il sentait le regard de sa femme dans son dos, la télé déblatérait en sourdine et la voix de son équipier au téléphone était caverneuse, distante. Les deux hommes raccrochèrent, après un informel bonsoir.
— Tu fais des heures sup maintenant ? s’étonna Rosemary depuis le canapé.
Le fiel lui remontait à la gorge.
— C’était Osborne, se contenta de répondre Tom.
Sa femme tenta de maîtriser son émotion mais des taches rouges apparurent dans son cou.
— Qu’est-ce qu’il voulait ? lâcha-t-elle comme un juron.
— Des informations sur une enquête…
— Ah oui ?! s’exclama-t-elle dans un petit rire sardonique. Eh bien, tu n’as qu’à l’inviter à dîner !
Les taches avaient gagné le décolleté de son peignoir. Tom était triste.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Pourquoi ? répéta Rosemary. Eh bien, tu n’as qu’à lui demander !
Il fronça ses sourcils roux, décontenancé. Elle le foudroyait du regard.
— Je ne comprends pas, fit-il en s’approchant du canapé.
— Évidemment, railla Rosemary : tu ne comprends jamais rien.
Tom baissa la tête, dans un long soupir. Pour elle il avait tout accepté, pour elle il s’était mis dans une merde noire, il y était jusqu’au cou et ne savait plus comment s’en sortir. La batterie de tests engagée depuis leur arrivée à Auckland n’avait fait qu’aggraver la situation : leur couple était dorénavant pieds et poings liés à la médecine. Tom se disait qu’ils auraient mieux fait de laisser tomber plutôt que de s’obstiner : ce n’était pas un enfant que sa femme attendait, mais un miracle…
Deux itinéraires traversaient le Northland. Osborne opta pour le plus court : remonter jusqu’à Whangarei puis filer tout droit vers Whangaroa, sur la côte orientale, soit quatre heures de route lente et fastidieuse avant d’atteindre la péninsule de Karikari, heureusement entièrement bitumée.
Century Inc. y construisait un nouveau chantier d’envergure, une sorte de riviera d’après les informations glanées par Culhane. Johann Griffith travaillait comme comptable sur ce projet. Il ne savait pas pourquoi on l’avait empoisonnée avant de la jeter en pâture aux requins, pourquoi Moorie et Gallaher n’avaient pas révélé l’existence du poison, mais ça valait le coup de jeter un œil sur le site en question.
Osborne partit à l’aube. Les paysages se succédèrent, d’abord verdoyants avec des armées de pongas le long de la nationale, puis il longea Whangaroa Bay et ses petites stations balnéaires, lieux de villégiature de plus en plus prisés par les habitants d’Auckland en mal de nature sauvage (une impressionnante série de résidences cossues s’étaient construites depuis un an). Après quoi les habitations devinrent plus rares : passé Mangonui, la péninsule de Karikari n’abritait plus qu’une poignée de campings mal entretenus et des fermes isolées où les propriétaires des domaines se déplaçaient encore à cheval.
À quelques kilomètres du site en construction, Osborne aperçut un golf aménagé près du rivage, et quelques 4 × 4 qui paressaient devant des bâtiments flambant neufs… Il quitta la portion d’asphalte et suivit la piste qui s’enfonçait dans les sous-bois. Il croisa encore un camion à benne rempli de caillasses qui, klaxonnant à tout-va, l’obligea à faire un écart sur le bas-côté. La piste serpentait entre les pins et les bouleaux : soudain le ciel s’éclaircit. Le bord de mer avait été déboisé, offrant un vaste chantier à ses yeux brûlants de fatigue.
Une crique de sable blanc longeait l’océan, cernée par des collines qui donnaient un arrière-goût de paradis terrestre — hommes, camions et autres bulldozers y tournoyaient désormais comme des mouches, charriant des monstres de terre et de pierres qui s’amoncelaient au pied de la colline.
Osborne parqua la Chevrolet près des cabanons de préfabriqué. Un 4 × 4 couvert de poussière était garé devant le baraquement principal. Il s’étira dans le champ de boue qui bordait les premières fondations, les reins rompus par le voyage. Des ouvriers revenaient vers les cabanons, portant pelles, pioches et caisses de bois. Plus loin, près de la colline verdoyante qui dominait le site, des experts coiffés de casques de chantier donnaient des directives à d’autres types à l’écoute…
Osborne frappa au bureau principal, une sorte de chalet qui rappelait les kits-maisons de Melrose.
— Qu’est-ce que c’est encore ?!
Ça sentait la sueur et le tabac froid à l’intérieur. Un type au faciès plat se tenait au-dessus du bureau, cliquant sur un ordinateur crasseux. La quarantaine, une barre de sourcils sur des yeux méchants, Greg Wheaton leva à peine les yeux du clavier. Osborne aurait détesté travailler sous ses ordres.
— C’est vous le chef de chantier ?
— Qu’est-ce que vous voulez ? Le site est interdit au public, dit-il en le détaillant de haut en bas.
Le bureau pliait sous les paperasses. Contre le mur, un calendrier servait de prétexte à un lot de bonnes femmes à poil.
— Lieutenant Osborne, fit-il sans tendre une main que l’autre n’aurait de toute façon pas serrée. J’enquête au sujet d’une fille retrouvée morte sur une plage.
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