— Non, répondit Osborne. Vous insinuez qu’il ne bandait plus, c’est ça ?
La main de Martha tremblait sur la porcelaine de sa tasse.
— Oui, enfin… plus beaucoup… Mais c’est notre intimité ! s’écria-t-elle, excédée.
— Vous en avez parlé à la police de Mangonui ?
— Oui ! Enfin, non ! Sur le coup, je n’y ai pas pensé. J’étais trop choquée ! C’est après que j’en ai fait part aux inspecteurs qui menaient l’enquête. De toute façon, la disparition de Sam était suspecte, je le savais, depuis le début !
Ses yeux s’étaient embués.
— Bon, votre mari ne pouvait pas avoir de maîtresse, concéda-t-il. Comment ont réagi les policiers de Mangonui quand vous leur avez parlé de ses petits problèmes de circulation ?
— Ils m’ont dit qu’ils avertiraient la police d’Auckland, répondit la veuve.
— Et alors ?
— C’est ce qu’ils ont fait. Je vous l’ai dit au téléphone, insista-t-elle : deux inspecteurs sont venus tout spécialement d’Auckland pour m’interroger.
— Le corps venait d’être identifié, c’est ça ?
Martha fit trembler la laque de ses cheveux.
— Oui.
— Près de deux mois avant de réagir, renchérit Osborne : vous ne trouvez pas ça un peu long ?
— Si, bien sûr ! s’écria la femme du notaire. Mais que vouliez-vous que j’y fasse ! Je ne suis pas inspecteur de police !
Osborne changea l’angle d’attaque.
— Sam avait pris sa retraite depuis peu : c’était quoi ses dernières affaires ?
— Ça je n’en sais rien, affirma Martha. Je n’y comprends rien à tout ça et, de toute façon, mon mari ne m’en parlait jamais. Nous avions nos tâches respectives : les miennes consistaient à m’occuper de la maison, des enfants et des dépenses…
— Pas de grosses rentrées ces derniers temps ?
La dame haussa les épaules :
— Pas spécialement.
— Hum… Votre mari était d’origine maorie, n’est-ce pas ? De la tribu tainui.
Osborne s’était vaguement radouci.
— Effectivement, répondit Martha en remuant son jus de bergamote. Du côté de sa mère, précisa-t-elle. Mais Sam ne parlait pas le dialecte. À vrai dire, il n’avait aucun lien avec les membres d’aucune tribu…
Elle avait dit ça comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse. Osborne écrasa sa cigarette dans une des coupelles du service à thé.
— Vous savez à quoi travaillait votre mari quand il a été tué ?
— Pas le moins du monde, répondit-elle, une moue indignée pour sa vaisselle.
Le soleil miroitait sur la baie en contrebas. Martha Tukao était décontenancée : ce policier ne lui inspirait pas confiance.
— Et vous, relança Osborne, vous exerciez un métier ?
— Eh bien… heu, non. Mon mari avait une agence qui marchait bien, un salaire suffisait pour vivre et j’ai élevé nos deux fils toute seule. C’est du travail, vous savez ! Et puis je suis issue d’une famille modeste, s’enorgueillit Martha, tout comme mon mari : ce que nous avons, nous l’avons gagné et bien mérité !
Voilà qu’elle s’emballait.
— Ils sont où aujourd’hui, vos fils ?
— En Australie, tous les deux, répondit-elle avec fierté. Ils ont monté une ferme et un élevage dans le New South Wales.
— Des gars courageux. Et c’est vous qui avez payé les terrains de la ferme ?
— Oui… Pourquoi ?
Elle ne voyait pas du tout où il voulait en venir.
— Aucun de vos deux fils n’a repris l’agence de notariat, fit remarquer Osborne : pourquoi ? Normalement c’est ce qui arrive, surtout si elle marche…
— Je ne sais pas, répliqua-t-elle d’un air pincé. Ça les regarde.
Martha ne voyait pas ses yeux sous ses lunettes noires mais la tension était palpable — Osborne avait trouvé la faille.
— Cette maison, dit-il en désignant les colonnades, vous l’avez depuis quand ?
— Deux ans environ. Mon mari l’avait acquise en vue de prendre sa retraite.
— Le site est coté, nota Osborne. Une grande maison comme la vôtre nécessite un ou deux domestiques, un jardinier, au moins à temps partiel, et elle doit bien valoir dans les trois cent mille dollars…
Elle haussa les épaules, de plus en plus rouge sous son maquillage.
— Et alors ? Où est le mal ?
— Avec les terres, la ferme et le bétail dans le New South Wales, ça commence à faire beaucoup d’argent, insinua-t-il, surtout pour des gens sans patrimoine familial. D’où vous sortez tout ce fric ?
— Enfin monsieur ! protesta la veuve Tukao. Je ne sais pas ce que vous insinuez mais je vous trouve extrêmement désagréable. Je vous prie de partir.
Osborne eut un sourire glacé. Il l’attrapa d’un coup, par le poignet, et l’arracha brutalement de son pliant.
— Montrez-moi le coffre.
— Aïe !
— Votre mari a forcément installé un coffre, dit-il en la secouant un peu. Montrez-le-moi.
La pauvre en avait le tournis.
— Je vais appeler la police !
Osborne lui souffla au visage son haleine pleine de tabac.
— Je suis la police, connasse. Allez !
Il lui fit traverser la maison au pas de course.
— Vous me faites mal ! criait Martha, martelant le sol de ses talons.
— Je vous ferai encore plus mal si vous n’ouvrez pas ce putain de coffre ! gronda Osborne, soudain échaudé. Alors il est où ?!
Ce n’était plus une question mais une menace. La veuve tremblait de tout son corps, comme s’il allait la frapper au visage ; elle eut un geste pathétique en direction de la chambre. Osborne la traîna jusque-là. La pièce était claire, avec un lit à baldaquin, une moustiquaire et un mur de bois verni qui devait abriter le coffre.
— Ouvrez-moi ce truc, ordonna-t-il : tout de suite !
Terrorisée, Martha obéit. Le coffre était en effet caché derrière une cloison de bois. Elle composa la combinaison avant de s’affaler sur le lit à baldaquin. Osborne commença à fouiller parmi la paperasse réunie dans le coffre. Il y avait trois liasses de billets de cent dollars, dont une entamée, soit cinquante mille dollars au bas mot, et même un lingot d’or. Tss… Il chercha parmi les documents notariés, en balança la moitié sur la moquette et trouva bientôt ce qu’il cherchait : l’acte de vente du terrain de Karikari Bay.
Enfin : il était là, le lien.
— Ce gros tas de billets, dit-il d’une voix blanche, il est arrivé quand dans le coffre ?
— Deux… trois mois.
Martha tremblait comme une feuille. Ça correspondait à l’acte de vente. Des dessous-de-table.
Osborne parcourut le document, n’y comprit pas grand-chose, et fila directement à la dernière page. Plusieurs personnes avaient signé l’acte de vente du terrain, au départ un lot de plusieurs parcelles qu’on avait regroupées pour englober la totalité du site. Parmi les signataires, un représentant de l’État : Steve O’Brian.
Le père de Phil, aujourd’hui maire d’Auckland.
Martha sanglotait sur le dessus-de-lit à dentelle. Osborne empocha le document et adressa un dernier regard à la veuve.
— Vous me dégoûtez.
*
Comme chaque été, les médias faisaient leurs choux gras des records météorologiques enregistrés ces derniers temps, invitant les experts à se prononcer sur l’effet de serre, le trou dans la couche d’ozone, la prolifération des gaz ou encore les essais atomiques réalisés dans le Pacifique, tous susceptibles de perturber le climat tropical de ce pays où d’ordinaire rien ne se passe : mais depuis qu’on avait retrouvé le corps violé d’un jeune mannequin sur un terrain vague de banlieue, on oubliait la chaleur estivale pour consacrer les éditions spéciales à la violence urbaine — encore quarante-six jours à tuer avant le début de l’America’s Cup.
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