— Ah ouais.
— Ouais.
Wheaton se méfiait : ce type n’avait pas la gueule d’un flic.
— On construit quoi sur ce site ?
— Une riviera, grogna-t-il. Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
Osborne alluma une cigarette. C’était ça ou lui faire avaler son calendrier.
— Vous connaissiez Johann Griffith ?
Wheaton éventa l’écran de fumée qui lui piquait les yeux.
— J’ai déjà dit que non à la police, quand la pauvre fille s’est noyée, répondit-il. Elle bossait à la comptabilité, on se croisait de temps en temps, rarement à vrai dire, on s’est surtout vus au début du projet, après elle avait plus rien à faire ici, et de toute façon je n’ai rien de plus à vous dire. Débarrassez le plancher, j’ai du boulot.
— Moi aussi. Samuel Tukoa, ça vous dit quelque chose ?
— Non.
— Un notaire qui exerçait à Mangonui, précisa Osborne. Mort lui aussi. Vous ne l’avez jamais vu traîner dans les parages ?
— J’en sais rien, moi ! dit-il en envoyant paître ses grosses mains. J’ai pas que ça à faire !
— Une riviera, ça veut dire quoi ? Une station balnéaire ?
— Ouais. Une station balnéaire.
— Combien de surface ?
— Un tas d’hectares, ça vous va ?
Des paires de baffes traversaient leur imaginaire.
— Une petite ville à construire, ça fait beaucoup de liquide à froisser, insinua Osborne.
— Quoi le liquide ?
— Arrêtez vos conneries, vous savez très bien de quoi je parle : vous voyez passer des valises, non ?
— Vous croyez quand même pas que je vais répondre à ce genre de truc !
Wheaton tordait ses gros doigts comme s’ils se remontaient. Osborne lui jeta la fumée de sa cigarette à la figure.
— Ce chantier, il est en construction depuis combien de temps ?
— On fume pas dans mon bureau, se renfrogna Wheaton.
— J’aimerais voir ça. Répondez à ma question.
— Trois mois environ. Et alors ?
La colère lui donnait des couleurs.
— J’ai vu à l’entrée du site que l’État finance la moitié du projet : soixante-dix millions de dollars, ça fait beaucoup de fric.
— C’est pas mon problème, rétorqua Wheaton, excédé. Moi je m’occupe des délais à respecter, c’est tout.
Osborne se pencha vers le bureau.
— Il appartenait à qui ce terrain ?
— J’en sais rien, moi !
— Qui s’est occupé des transactions ? insista-t-il.
— Bon Dieu, vous êtes sourd ou quoi ? Qu’est-ce que vous cherchez au juste ?
Le chef de chantier commençait à s’énerver. Ils étaient deux.
— Johann Griffith a été assassinée, lâcha Osborne. Elle travaillait sur ce projet : vous avez encore assez de neurones pour voir où je veux en venir ?
Wheaton serra les dents.
Une détonation retentit alors. Le sol de préfabriqué trembla un bref instant.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— De la dynamite, répondit le chef de chantier. Le schiste c’est trop costaud pour les bulldozers…
Un nuage noir passa dans la tête d’Osborne.
— Vous voulez dire que vous faites sauter les collines ?
— Ouais, répondit Wheaton. Ça dégage de la place.
Ça avait l’air de l’émouvoir.
— Montrez-moi les plans du chantier.
— Rien ne m’y oblige.
— Je vous le conseille presque amicalement, renvoya Osborne d’un air doucereux qui lui allait mal.
— Vous savez ce que vous pouvez en faire, de vos conseils ? Maintenant la porte ! lança Wheaton, l’index boudiné dans une alliance.
Il y avait une table à dessin à la droite du bureau, et un tas de paperasse étalé dessus. Osborne fit un pas vers les gribouillis d’architecte mais Wheaton, plus rapide que prévu, s’interposa avec véhémence.
— J’vous ai dit que je savais rien. Foutez le camp !
Osborne pivota et lui planta un uppercut au foie qui laissa l’autre sans voix. Il en profita pour jeter un œil aux plans : hôtel de luxe, restaurants, casino, bungalows sur la plage, club d’équitation, tennis, piscine alambiquée, promenade avec palmiers longeant un petit port de plaisance, thermes, on prévoyait même une extension pour un secteur d’activités tertiaires. Il comprit mieux la proximité du golf entrevu tout à l’heure le long de la route… Plié contre le bureau, Wheaton grimaçait ; le souffle revenait péniblement. Osborne quitta le baraquement.
Un nuage de poussière âcre grossissait au-dessus de la colline. L’explosion de tout à l’heure avait laissé un cratère impressionnant. Les ouvriers affluaient maintenant contre ses flancs éventrés. Bulldozers, pelleteuses et camions à benne les suivaient de près. En retrait, les experts en démolition constataient les dégâts. Visiblement satisfaits, ils ôtaient leurs casques blancs et inspectaient leurs plans.
C’était une colline aux crêtes tapissées d’une herbe d’un vert cru. Le cœur d’Osborne battit plus vite lorsqu’il vit les terrassements : des anciens pas maoris.
Ils faisaient sauter à la dynamite des anciens villages maoris…
*
Trois heures de l’après-midi. Osborne atteignit enfin Russell, petite ville planquée dans la Bay of Islands.
Située face à Paihia, de l’autre côté de la baie miraculeuse, Russell, ancienne fortification maorie, s’étendait sur toute la vallée. Les chefs autochtones s’étaient jadis ligués pour abattre l’arrogant drapeau britannique qui flottait sur le site ancestral et ils avaient contraint les soldats anglais à se replier sur les navires baignant dans la rade. Ordre fut alors donné de tirer sur le village, qui se vit presque entièrement rasé.
Russell jouissait aujourd’hui d’une tranquillité à peine troublée par les vacanciers qui flânaient dans les rues de la cité coloniale. Osborne trouva la veuve de Samuel Tukoa à la terrasse d’une vieille maison de kauri située au sommet de Flagstaff Hill. Le panorama sur la baie des îles était magnifique. La maison à colonnades, en revanche, commençait à dater, tout comme sa propriétaire, Martha Tukao, une pakeha trop maquillée alanguie dans une robe à fleurs d’un kitsch épique.
Osborne refusa le thé qu’elle buvait et l’interrogea dans un style qui ressemblait de plus en plus à celui de Fitzgerald.
— Écoutez, inspecteur, soupira bientôt la sexagénaire : je ne suis pas sûre de vouloir ressasser cette affaire. Mon pauvre mari est mort dans des circonstances abominables et son évocation suffit à me mettre extrêmement mal à l’aise…
Martha Tukao trempa ses lèvres dans une tasse de porcelaine assortie à sa robe.
— Trois mois, rétorqua Osborne, ça ne suffit pas pour faire le deuil d’un coureur de jupons ?
— Que voulez-vous dire ? s’empourpra la veuve.
— Votre mari avait une ou plusieurs maîtresses ?
— Mais enfin, je ne vous permets pas !
— On ne vous demande rien, feula-t-il. Alors ?
Martha avait les cheveux laqués et bouffants, un trait de rouge au-dessus de la lèvre et une paire de lunettes fumées pour tout regard.
— Je n’en sais rien, dit-elle sèchement, et je n’aime pas vos manières, monsieur.
— Soit. Johann Griffith, ce nom ne vous dit rien ?
— Non.
— Griffith travaillait pour Century Inc., insista Osborne, une entreprise de bâtiment.
— Je ne suis au courant de rien.
Martha se renfrognait dans sa dînette. Elle était seule dans la maison et ne se sentait plus en sécurité sous ses verres fumés.
— Johann Griffith n’était pas la maîtresse de votre mari ?
— Certainement pas !
— Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?
— Sam… Sam fumait beaucoup, se froissa-t-elle. Il… il avait des problèmes de circulation sanguine et… enfin, s’agaça-t-elle, vous voyez ce que je veux dire…
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