Culhane le regardait de travers.
— Pour le moment on n’a pas grand-chose mais tout le service est sur le coup, dit-il. Le capitaine vient d’arriver. Il a l’air furieux. Gallaher est parti interroger les parents de la victime. L’affaire fait déjà du grabuge : on ne parle que de ça à la radio. Une équipe de télé s’est même déplacée ce matin sur les lieux du crime…
Un courant d’air chassa la photo d’Ann sur le bureau. À ses côtés, Osborne flottait dans l’éther. Tom stoppa son monologue — il le trouvait d’une blancheur alarmante.
— Dis, tu es sûr que ça va ? Tu es tout pâle…
Il releva la tête.
— Tu me lâches un peu ?
*
— Amelia ?
— Oui !
— C’est Paul. Paul Osborne.
— Je vous avais reconnu.
— Je peux vous parler ?
— Comment ça ?
— Vous êtes seule ?
— Pour le moment, oui. Je suis au labo. Vous avez reçu mon enveloppe ?
— Oui. Du bon travail.
— Merci. Dites donc, vous avez une drôle de voix : qu’est-ce qui se passe ?
— Vous avez des nouvelles de l’autopsie de Griffith ?
— C’est le coroner Moorie qui s’en est chargé.
— Vous n’avez pas participé aux analyses ?
— Non. Mais bon, j’ai l’habitude, ce n’est pas la première fois qu’on m’éjecte.
— Vous n’avez donc pas lu le rapport ?
— Non. Je sais simplement qu’il a été transmis au lieutenant Gallaher, selon la procédure.
— Il doit y avoir une copie.
— S’il y en a une, elle est dans le bureau du coroner. Ne comptez pas sur moi pour vous la procurer : j’ai fait déjà assez de folies comme ça.
— Dommage.
— Pourquoi, vous pensez à quoi ?
— Au poison. On peut voir la fille ?
— Johann Griffith ? Son corps est parti ce matin pour le crématorium.
— Déjà ?
— Vous oubliez son état de décomposition…
Ça voulait dire aussi qu’il n’y aurait pas d’autres analyses. Il y eut un bref silence au téléphone.
— On peut se voir ?
— Se voir ? Eh bien… oui. Quand ?
Le cœur d’Amelia battait plus vite.
— Dans une heure, c’est possible ? dit-il. Sur la plage de Devonport, au niveau des baraques à frites : c’est à peine à cinq minutes de l’institut.
— J’y serai.
Elle irait n’importe où.
*
Auckland clapotait de l’autre côté de la baie. Planté dans le sable tiède, Osborne fumait une de ses cigarettes chimiques, à l’écart du petit groupe de vacanciers qui s’était formé devant l’escalier. La brise balayait la plage de Devonport, ramenait les odeurs de friture depuis la cabane un peu plus loin… Il pensait à Ann, à ce qu’ils avaient vécu, au fossé qui l’avait engloutie…
— Ça va ?
Amelia Prescott portait un pantalon serré et un chemisier qui cintrait sa taille de guêpe. Osborne ne l’avait pas entendue venir ; à croire qu’elle volait sur le dos du sable…
— Vous devriez dormir un peu plus, dit-elle en voyant sa tête. Je ne sais pas d’où vous sortez mais vous faites dix ans de plus.
— Toujours ça de gagné, répondit-il.
Le sourire d’Amelia était si léger qu’il partit dans la brise.
— Vous vouliez me voir ? dit-elle en s’asseyant sur le sable.
— Oui. Toujours cette histoire de noyade… J’ai lu le résultat de vos analyses mais je n’arrive pas à recoller les morceaux.
— Quels morceaux ?
Amelia se tenait tout près de lui, comme pour s’abriter du vent.
— J’enquête au sujet d’un cambriolage commis chez Nick Melrose, dit-il, un homme d’affaires aux activités multiples. Melrose possède plusieurs entreprises, notamment Century, une boîte de travaux publics pour laquelle travaillait Johann Griffith, la noyée. Vous savez comme moi que Griffith a été empoisonnée : j’ignore comment le meurtrier s’est procuré une telle quantité de tutu mais il connaissait les habitudes et l’emploi du temps de la comptable. Le ou les meurtriers ont transporté le corps jusqu’à Karekare avant de le jeter au large. Je crois surtout qu’on l’a saignée pour attirer les squales.
— Saignée ?
— Les requins l’ont dévorée jusqu’au tronc mais aucune plaie n’a été relevée sur le buste, dit-il. Griffith saignait pourtant : une blessure aux jambes…
— L’artère fémorale ?
— Possible.
Amelia fronça les sourcils ; à elle aussi il lui manquait des éléments.
— Vous croyez qu’on a saigné Johann Griffith pour que les squales se chargent de faire disparaître le corps ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas… Sans doute. J’enquête en parallèle sur l’affaire Kirk, le tueur en série abattu il y a quelque temps. Vous en avez entendu parler, non ?
— Bien sûr, répondit Amelia. Ça a même été un sacré fiasco pour les services de police. C’est d’ailleurs à la suite des restructurations internes que j’ai obtenu un poste à Auckland. Quel rapport avec Griffith ?
— Kirk désossait ses victimes, répondit Osborne. On a retrouvé un charnier avec plusieurs corps mais les fémurs ont disparu…
Amelia commençait à suivre sa logique.
— Et vous vous demandez si Griffith a pu tomber entre les mains du tueur. C’est omettre un détail : Kirk a été abattu.
— Ça voudrait dire qu’il avait des complices. Kirk bénéficiait de protections, mais il n’était pas seul dans cette affaire. Le policier qui menait l’enquête était sur la piste d’un ancien activiste maori, Zinzan Bee, mais il s’est suicidé avant d’avoir résolu toute l’affaire.
Nous y voilà…
— Vous parlez de Fitzgerald ?
— Oui, dit-il. Vous connaissiez ?
— On m’a juste dit que vous travailliez avec lui, fit-elle, évasive.
Amelia ne voulait pas s’étendre sur le sujet : Tom lui avait dit qu’Osborne ne s’était pas remis du suicide de son ami…
— J’ai à mon tour suivi la piste de Fitzgerald, dit-il, mais Zinzan Bee a disparu de la circulation.
Amelia hocha la tête au-dessus du petit tas de sable qu’elle confectionnait d’un geste mécanique.
— Vous croyez que Zinzan Bee était le complice de Kirk et qu’il continue de désosser ses victimes, en l’occurrence Griffith, tout en bénéficiant des mêmes protections ?
— Quelque chose comme ça.
— Quel rapport avec votre histoire de cambriolage ?
— Entre autres activités, Melrose écrit des romans, des sagas historiques à caractère disons, révisionniste, susceptibles d’attirer l’animosité d’une certaine communauté maorie. Melrose collectionne également des objets d’art premier : la hache dérobée chez lui appartenait à un vieux chef de la tribu ngati kahungunu… Zinzan Bee fait lui aussi partie de cette tribu.
— Ça fait de lui un suspect ?
— C’est ma piste. Le meurtrier de Johann Griffith connaissait ses habitudes, comme il connaissait celle de la famille Melrose.
— Peut-être, rétorqua Amelia, mais il y a forcément un mobile, une raison à tout ça ? Si le tueur en voulait à Griffith et à Melrose, pourquoi se contenter de voler une hache ? Le vieux dormait à l’étage : il aurait pu le tuer…
Osborne planta son mégot dans son tas de sable.
— En tout cas, dit-il, les corps retrouvés dans le charnier de Kirk étaient en rapport avec l’enquête que menait Fitzgerald, tous sauf un, celui de Samuel Tukao, notaire à Mangonui. Son corps vient d’être identifié : disparu deux mois avant la découverte du charnier, Tukao a été torturé à mort. Mais tout ça, j’ai l’impression d’être le seul à m’en soucier…
Amelia éjecta le mégot de cigarette de son monticule.
— Vous croyez que Griffith a été assassinée et que personne n’en parle ?
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