— Qu’avez-vous fait à votre nez ?
— Il était vilain.
Amelia en fit le tour comme si elle n’était pas convaincue.
— Ce n’était pas une raison pour l’amocher, fit-elle remarquer. Que puis-je faire pour vous ?
— La fille qu’on a retrouvée sur la plage de Karekare, dit-il, vous avez des nouvelles ?
— Le corps a été identifié, oui… Venez, nous serons mieux pour parler dans mon bureau.
Il suivit la sylphide, la tête lourde.
C’était le foutoir dans le réduit de la laborantine, une pièce carrée qui sentait l’antiseptique et le formol. Une partie d’Osborne hésita à tourner de l’œil, le reste tenait bon.
— Vous ne voulez pas un cachet avant ? lança-t-elle.
— Merci, j’ai ma dose.
Amelia fouilla dans son petit capharnaüm, en tira une fiche.
— Quand même, je vous trouvais mieux sans pansement.
— Alors ? dit-il en désignant la fiche qu’elle tenait à la main.
— Johann Griffith, soupira-t-elle. Oui, un membre de la famille est passé hier.
— Vous avez examiné le corps ?
— Brièvement. Vous savez, je ne suis qu’une des assistantes du coroner…
Il y avait une vague ironie dans le timbre de sa voix. Un peu écervelée mais confiante.
— Vous avez relevé des blessures ? demanda Osborne.
— Contusions, éraflures, morsures, quelques bouts de peau en lambeaux… Rien qui aurait pu causer la mort, si c’est ça que vous voulez savoir.
— Et le crâne ?
— Après une semaine passée dans l’eau, s’il y avait des bosses, elles se sont résorbées. Rien de plus.
— Ah oui ?
— Oui.
Mais il était sûr qu’ils pensaient à la même chose. Le silence volait sur des plumes.
— D’après vous, demanda-t-il, cette fille est morte de quoi ?
Amelia haussa les épaules.
— Elle s’est noyée, non ? Ou alors un arrêt cardiaque. Moorie vous en dira plus après l’autopsie.
Osborne semblait contrarié.
— Et le sang ? insista-t-il.
— On sait qu’au moins deux requins lui ont arraché les jambes : on a retrouvé des marques de dents à hauteur des reins. De la famille des roussettes, si ça vous intéresse…
Les émanations d’éther lui donnaient le tournis.
— Pas de blessures à la tête, dit-il comme s’il pensait tout haut : si Griffith n’est pas tombée des rochers, d’où provient le sang qui a attiré les requins ?
— Eh bien, d’ailleurs ! rétorqua Amelia avec sa logique scientifique.
C’est aussi ce qu’il se disait : la blessure provenait d’en bas. Hormis l’artère fémorale, aucune lésion susceptible de causer la mort.
— Et le sexe ? reprit Osborne. Il était comment le sexe ?
— Féminin. Vous avez de ces questions…
— Pas de blessures au pubis ?
— Non, dit-elle : les requins l’ont épargné.
Il y eut un moment de flottement dans la salle d’analyses. Amelia s’était légèrement maquillée ce matin, ce qui ne lui arrivait pas souvent, c’était d’ailleurs plutôt réussi, mais lui n’avait visiblement pas les yeux en face des trous : il la regardait sans la voir, perdu dans ses pensées, avec sa gueule d’ange défiguré… Sur le coup, Amelia avait presque mal à son nez.
— Vous pouvez faire quelque chose pour moi ? dit-il alors.
Oui, n’importe quoi.
— Ça dépend, répondit-elle : quoi ?
Osborne secoua un sachet plastifié entre le pouce et l’index.
— Une analyse, c’est possible ?
Sortant aussi vite de ses rêveries qu’elle avait plongé dans son reflet, Amelia pencha son minois sur le sachet qu’il tendait et découvrit un cheveu, blond virant châtain clair. Ses yeux s’arrondirent.
Elle lui faisait penser à Globule, en moins conne.
— D’où il sort ? fit-elle en connaissant déjà la réponse.
Amelia le revoyait sur la plage, en train de caresser la morte…
— Johann Griffith, confirma-t-il.
— Et c’est seulement maintenant que vous l’apportez ?
— J’avais oublié.
Elle le regarda de travers.
— Vous vous moquez du monde ?
— Peu importe que vous me croyiez ou non, dit-il en lui touchant la main : vous pouvez m’en faire une analyse ?
Sa main ne brûlait plus, elle était froide comme la mort.
— Une analyse ? Je veux bien mais… il faut d’abord prévenir le coroner.
— C’est à vous que je demande ça, pas à Moorie.
Amelia hésita, décontenancée : Osborne débarquait à l’institut médico-légal pour lui apporter un cheveu de la noyée et lui demandait de l’analyser sans en avertir le boss. Elle jouait carrément sa carrière dans cette affaire.
— Vous savez ce que je risque ?
— Une place de laborantine à Auckland, répondit-il.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— Je ne peux pas vous expliquer, pas maintenant… (Il s’impatienta.) Vous pouvez m’aider, oui ou non ?
Ses yeux malades brillaient sous les néons : une saloperie de piège doré.
Amelia glissa le sachet dans la poche de sa blouse.
— Bon, je vais voir ce que je peux faire…
Le docteur Beevan faisait grise mine. Au dispensaire de la police, tout le monde l’appelait Bob. En dehors, il vivait en sportswear dans une maison décorée par sa femme avec ses enfants, Michael et Patrick, deux bambins à tête de fermier dont il était très fier, et Max, le chien. Mais aujourd’hui le bonheur tranquille dont jouissait le médecin avait quelque chose d’indécent.
Jon Timu reboutonna sa chemise.
— J’ai encore combien de temps devant moi ?
Beevan haussa les épaules.
— Ça dépend… Comment vous sentez-vous ?
— Mal. Répondez à ma question.
Beevan était médecin, pas devin. La détresse du Maori lui faisait mal au cœur mais ça ne servait plus à rien de tricher.
— Deux mois, dit-il. Peut-être trois.
Timu ne broncha pas. Sans doute le savait-il déjà…
Le docteur Beevan suivait le Maori depuis son incorporation, et avec lui avait tout partagé : la mort d’Helena d’abord, une longue agonie que le médecin avait finalement accepté d’abréger. Pour être plus précis, Beevan avait aidé Timu à pratiquer l’euthanasie sur son épouse. Soûlée de morphine, la pauvre femme n’avait ni la force ni la tête pour donner son accord ; Jon avait lui-même poussé la pompe de la seringue.
Helena était partie en douceur.
De cette journée maudite, le Maori gardait l’image de son visage sur l’oreiller, étonnamment lisse, si apaisé qu’il lui rappelait leurs belles années — celles d’avant la naissance de Mark…
Six ans étaient passés depuis l’euthanasie, mais la culpabilité née de ce que le Maori considérait aux pires heures de ses insomnies comme un meurtre avait fini par le rattraper. Une catastrophe en chaîne dont le dernier maillon s’apprêtait à céder : pour lui, ce serait un cancer de la vessie. Le cancer des fumeurs, paraît-il.
Une première opération avait tenté de réduire le fléau. Simple sursis : les urines gorgées de sang, Jon ne pouvait plus aujourd’hui que serrer les dents. Une nouvelle opération équivaudrait à un autre sursis et il n’avait pas envie de finir comme Helena. Beevan garderait le secret médical, cela seul importait.
— Si je peux faire quelque chose…
Le Maori secoua la tête. Inutile. La solitude ne se partage pas, ou alors avec la mort. Il enfila sa veste.
— Tenez, dit Beevan, prenez ça. (Il glissa une boîte de comprimés dans sa grosse main.) Ça vous aidera à tenir le coup…
Le policier acquiesça, et dans un au revoir bourru quitta le dispensaire.
Dehors, le soleil brillait pour tous.
Mark…
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