— Le lieutenant Gallaher nous a convoqués, lança-t-il au demi-jour des persiennes. Suite au rapport de l’affaire Melrose… Comme tu n’arrivais pas, je suis venu te chercher.
Osborne avait filé vers la salle de bains.
Son appendice blessé lui interdisant toute forme d’inhalation, il avala des pilules d’éphédrine. Après quoi il extirpa un interminable caillot de sang et croisa son visage défait dans le miroir. Pas joli joli ce nez…
Tom s’agenouilla pour caresser la chatte, qui s’en étira la colonne. Par l’embrasure de la porte, le rouquin aperçut les compresses tachées de sang qui débordaient de la poubelle. Osborne nettoya la coupure et posa un pansement neuf sur la bosse qui déjà virait au mauve. Les cloisons étaient probablement déplacées mais l’os avait tenu le choc. Il fourra dans sa poche ce qui traînait sur la tablette et sortit de la salle de bains.
— Allons-y, dit-il en poussant l’intrus hors de son antre.
Culhane pesait des tonnes.
— Dis, tu es sûr que ça va ton nez ?
La blessure était plus impressionnante à la lumière du jour.
— T’en fais pas pour moi.
Tobby attendait à l’arrière de la Ford, la truffe collée à la vitre embuée. Le labrador jappa tout son soûl mais le regard d’Osborne lui coupa la chique. Culhane prit le volant et bifurqua sur Queen Street. Jésus ! songea-t-il, ce qu’il empestait l’alcool !
— Le lieutenant Gallaher nous a convoqués à onze heures, annonça-t-il : avec un peu de chance, on va être à l’heure.
La circulation était fluide le long de la mer. Sur le ponton de Queen’s Raff, des Japonais attendaient sagement la prochaine vedette qui les emmènerait nager avec les dauphins du large. Silencieux derrière ses lunettes noires, Osborne fumait. Tom se dit que ce n’était pas comme ça qu’il allait soigner ses sinus mais après tout il n’était pas sa mère…
— Rosemary va bien ?
Tom sursauta : derrière son masque de pansement, voilà qu’Osborne était redevenu causant.
— Rosemary ? Heu, oui… Oui, très bien. En ce moment elle cherche un boulot de prof à mi-temps…
Tom rosit légèrement. Pourquoi lui parlait-il de sa femme ? Pourquoi maintenant ? Ils s’étaient engueulés la veille au soir. En vérité, Rosemary n’allait pas bien depuis la dernière fausse couche : c’était la troisième et, à bientôt trente-neuf ans, l’espoir d’un enfant la quittait peu à peu. Tom avait beau lui dire que de nos jours les femmes avaient des enfants jusqu’à quarante-cinq ans, rien ne raisonnait son instinct maternel. Peut-être qu’au fond leur départ pour Auckland n’avait rien changé : ils avaient emporté leurs problèmes avec eux.
Mais qu’est-ce que ça pouvait lui faire à Osborne ? C’était une affaire personnelle, une affaire qui ne le regardait pas : est-ce qu’il lui en parlait, lui, de sa femme ?!
*
Il faisait une chaleur d’hôpital dans le bureau de Gallaher. Le chef du Département criminel retira l’allumette qu’il mâchouillait et eut un sourire narquois en voyant la mine défaite d’Osborne qui venait d’entrer : une sale gueule, au moins ça faisait plaisir à voir. Le nez cassé, on dirait, non ?
— Alors Osborne ? On a fait du hongi [20] Signe de bienvenue consistant à se toucher le front tout en se pressant le nez.
avec ses petits copains maoris ?
Hilarant. Osborne alluma une cigarette. Culhane suivait, avec ses taches de rousseur et sa peau de kiwi élevé aux céréales.
— On ne fume pas dans mon bureau, notifia Gallaher.
— Raison de plus pour être bref.
Gallaher cracha un lambeau d’allumette sur la moquette. Il n’avait jamais pu saquer Osborne, il détestait jusqu’à sa façon de fumer.
— J’ai lu votre rapport concernant le vol de la hache chez Nick Melrose, dit-il d’un air faussement détaché : pas grand-chose de nouveau, on dirait ? Hormis bien sûr cette hypothèse que le cambrioleur ait subtilisé les clés de la maison à l’insu de la famille. D’où vous tenez ça, Osborne ?
— Le gardien de la propriété n’a rien entendu et il n’y a eu aucune effraction, répondit-il. Il a pourtant bien fallu que le voleur déjoue le système d’alarme avant de pénétrer à l’intérieur de la propriété. Il y a une palissade à l’arrière, qui donne sur le jardin : en minutant la ronde du gardien, le cambrioleur avait le temps de passer par-dessus, de traverser le parc et de couper l’alarme. Seulement pour ça, il avait besoin du trousseau de clés complet.
Gallaher ne semblait pas convaincu. En retrait, Culhane comptait les points.
— La palissade dont vous parlez donne sur le jardin des voisins, reprit le chef du Département. On n’a retrouvé aucune empreinte de pas, ni le long des rosiers qui bordent l’enceinte ni ailleurs. Sans compter qu’en suivant votre hypothèse il a bien fallu l’escalader cette palissade. Près de quatre mètres de haut, parfaitement lisse : impossible d’y grimper à mains nues. Quant à l’éventualité d’un grappin, on aurait décelé des marques sur l’arête de la palissade.
— Sauf si l’on sait grimper aux arbres, avança Osborne. Il y a un nikau pas très loin de la palissade. En s’introduisant chez les voisins, il suffit d’y grimper et de se laisser pendre aux branches pour atteindre le mur d’enceinte. L’opération est délicate mais pour quelqu’un d’agile, ça reste dans le domaine du possible.
Le crâne de Gallaher luisait de sueur.
— Vous oubliez que personne n’a dérobé les clés de la famille Melrose, dit-il. Ils sont formels.
— Quelqu’un peut avoir fait des doubles.
— Ils le sauraient, non ?
— Pas forcément.
— Vous pensez à quoi ?
— La même chose que vous.
Melanie Melrose.
— Ça ne tient pas debout, fit Gallaher.
— Eh bien tant pis.
— Ce n’est pas une réponse, siffla-t-il en retour. On vous a mis sur cette affaire pour vos prétendues connaissances de la question maorie. Alors ? Il y avait d’autres objets de valeur chez Melrose, parmi lesquels d’autres reliques d’origine autochtone : pourquoi n’a-t-on volé que cette hache ?
Osborne cracha la fumée vers le bureau.
— Pour sa valeur symbolique, j’imagine. La relique appartenait jadis à un chef de la tribu ngati kahungunu : quelqu’un a pu chercher à la récupérer, estimant qu’un tel objet n’avait rien à faire chez un personnage comme Melrose.
— Que voulez-vous dire ?
— Que Melrose n’est pas à proprement parler un admirateur de la culture maorie.
— Il collectionne pourtant les objets d’art.
— Comme un chasseur les trophées.
Le chef du Département criminel s’adossa contre son fauteuil.
— Ainsi, quelqu’un aurait voulu récupérer une arme ancestrale dans le seul but de l’arracher aux mains d’un collectionneur trop zélé ?
— En quelque sorte…
Mais Gallaher n’aimait pas les approximations.
— L’œuvre d’un activiste maori ou d’un désaxé ?
— Peut-être les deux, répondit Osborne.
— Vous avez une piste ?
— Des membres de la tribu ngati kahungunu, peut-être. Il y a des détails qui ne ressemblent pas encore à des indices : reste à les vérifier.
Ses yeux d’anguille le scrutèrent :
— Des détails de quel ordre ?
— Je vous le dirai quand j’aurai fait le tour de la communauté. Pour le moment je patauge.
L’odeur de Gallaher imprégnait la pièce, mélange de menthol et d’after-shave bon marché. Il pivota sur son fauteuil rotatif comme un vendeur qui baratine.
— Votre rapport est succinct, Osborne, conclut-il. Nick Melrose est furieux au sujet de vos méthodes et je ne tiens pas à ce que la réputation de mon service soit mise en cause.
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