— La réputation de votre service ?
— Oui, rétorqua-t-il d’un air pincé. Je sais que c’est pour vous quelque chose d’insignifiant, mais aujourd’hui c’est moi le responsable de ce foutu service et je ne me laisserai pas pourrir la vie par qui que ce soit. Vous avez été envoyé sur cette affaire pour trouver une piste et éventuellement la relique de Nick Melrose, pas pour harceler sa fille. (Il le menaça du doigt.) Que les choses soient claires : au prochain faux pas, on vous renvoie d’où vous venez, compris ? Vous n’êtes plus la vedette ici, c’est fini !
Gallaher attendait une réponse de son ennemi intime, qui ne vint pas — Osborne avait bien assez à faire avec lui-même…
*
Le port de Freemans Bay s’était considérablement agrandi après la première victoire de Peter Blake à l’America’s Cup. Tout un business s’était depuis créé autour des jusqu’alors invincibles Néo-Zélandais, des pontons pour accueillir les bolides mais aussi bars, restaurants à la mode world food et une promenade que des groupes de jazz se chargeaient d’égayer. Au bout des quais, les hangars aux couleurs des sponsors abritaient les outsiders de la prochaine édition, les quilles bâchées…
Osborne avala un verre d’eau fraîche pour faire passer la benzodiazépine et commanda un café à la fille en minijupe qui déambulait entre les tables encore désertes. Ils venaient de prendre place à l’une des terrasses qui donnaient sur le port, en quête d’un café digne de ce nom. Le labrador couché à ses pieds, Culhane évoquait l’affaire Melrose mais Osborne n’écoutait pas. Des chevaux sauvages dans la tête, il alluma une cigarette.
— Et la noyée, dit-il au bout d’un moment : tu as des nouvelles ?
Culhane avait ouvert son carnet.
— On a retrouvé un billet d’avion chez elle, à destination de Tahiti, dit-il en tournant les pages. Le départ était prévu dimanche dernier, ce qui colle avec la date du décès : Johann Griffith a été vue pour la dernière fois le samedi soir, à un dîner chez des amis où elle parlait de son voyage. D’après eux, Johann était bonne nageuse et aimait se baigner sur la côte ouest : Piha, Karekare… Le vol pour Tahiti était prévu à sept heures du soir, poursuivit le rouquin. J’imagine qu’elle aura voulu profiter du dimanche pour se baigner avant de partir, sans se méfier des courants qui sévissaient ce jour-là. J’ai vérifié la météo : le temps était instable et les vents violents sur la côte. Quant au sang qui aurait attiré les squales, elle a pu s’écorcher sur un rocher avant d’être emportée au large…
Culhane avait mené sa petite enquête. Elle corroborait la thèse de la noyade.
— On a commencé à reconstituer son emploi du temps le jour de la noyade, continua le sergent. Il semblerait que Griffith ait pris sa voiture pour se rendre à Karekare, tôt le matin. Quand les voisins se sont réveillés le dimanche matin, vers neuf heures, la Volvo n’était plus dans l’allée. De fait, puisqu’on l’a retrouvée en bordure du camping qui longe la plage. Avec la cohue des vacances, personne n’avait remarqué son stationnement prolongé…
Osborne revenait à la vie, comme on sort de l’hiver.
— Le billet d’avion a été retrouvé chez elle ?
— Oui. Il était dans son sac à main.
— Et le sac de voyage ?
— Bouclé. Dans la chambre…
Osborne ôta ses lunettes, se massa les sinus mais une douleur inédite le remit à sa place.
— Comment tu expliques qu’après une soirée arrosée une femme qui s’apprête à partir en voyage à Tahiti se lève aux aurores pour aller se baigner à quarante kilomètres de son domicile sur une plage réputée dangereuse alors que le temps est mauvais ?
— Il ne l’était pas à l’aube, répondit Tom. Johann Griffith s’est fait surprendre, comme pas mal de surfeurs d’ailleurs : deux types ont été sauvés de justesse ce jour-là. Quant au fait qu’elle se soit levée tôt, Griffith avait sans doute besoin de se dégriser un peu avant de partir…
— Se dégriser ?
L’idée avait l’air de l’amuser. Pas Culhane.
— J’ai vérifié aussi du côté de ses proches, répliqua le rouquin. Johann Griffith était divorcée depuis huit ans, pas d’amants déclarés. Son ancien mari habite sur l’île du Sud et n’a plus de contacts avec elle depuis des années. Bref, rien ni personne qui aurait pu lui en vouloir au point de maquiller une noyade. Tous les témoignages recueillis sont unanimes : Johann Griffith était une femme discrète, travailleuse, ambi…
— Son job ? il coupa.
— Century Inc. Une boîte de travaux publics.
La plus grosse du pays.
La serveuse en minijupe passa à hauteur. Jolies fesses. Osborne commanda un autre espresso. Les drisses claquaient dans la brise et les pilules semblaient le soulever de terre.
— Qui s’occupe de l’autopsie ? demanda-t-il.
— Le coroner Moorie.
Osborne écrasa sa cigarette. Une tache de sang était apparue sous son pansement. Il réfléchit quelques secondes devant sa tasse vide, puis se leva en abandonnant un billet sur la table.
— Où tu vas ? demanda Tom.
Assis sur ses pattes de derrière, Tobby le regardait comme s’il était un caillou.
— Me recoucher, répondit Osborne.
*
Amelia Prescott serait l’une des meilleures chercheuses de son pays en matière de médecine légale : elle travaillait pour ça. Bien sûr, à vingt-cinq ans on ne la prenait pas encore au sérieux (le milieu de la médecine était aussi sexiste que les autres), mais elle prouverait à tous ces pères-la-science qu’elle ne resterait pas longtemps laborantine. Elle n’avait pas traversé les océans pour se confiner aux besognes que Moorie lui assignait : on reconnaîtrait sa rapidité d’exécution, son parfait détachement devant l’horreur d’un corps disséqué, ses qualités humaines aussi…
Jusqu’à présent, hormis Tom Culhane, tout le monde avait l’air de s’en foutre complètement. Amelia était jolie, pimpante, elle se montrait volontiers spirituelle, mais ses relations avec les hommes s’étaient toujours soldées par des échecs, certains cuisants. À qui la faute ? Elle s’était notamment entichée de son prof de biologie appliquée lors de ses études à Londres, Omar, un Syrien. Omar avait des problèmes de papiers, surtout après le 11-Septembre : le plus simple aurait été de se marier mais bon, elle était jeune, ça n’avait pas marché. Son diplôme en poche, elle avait quitté l’Angleterre sur un coup de tête (une annonce dans le Times qui proposait un job à Christchurch), principalement à cause du racisme. Le plus bête dans l’histoire, c’est qu’elle retrouvait la même chose ici.
Sauf qu’ici il y avait ce type, Paul Osborne. Amelia le trouvait beau, ardent, sombre, sensuel, dangereux. Tout son contraire. Et il y avait au fond de lui une boîte, une boîte de Pandore qu’elle brûlait d’ouvrir. Car ça ne trompait personne : elle était tombée amoureuse. Trois jours qu’elle se retournait dans son lit, trois jours qu’elle passait ses nerfs et ses insomnies sur des revues scientifiques qu’elle ne comprenait plus, trois jours qu’elle se traitait d’idiote, de sombre idiote. Ça leur ferait au moins un adjectif commun…
L’assistante du coroner sortait à toute vapeur du labo quand Osborne déboula dans le couloir.
— Ah ! fit-elle en ratant de peu ses bras. Paul ! Qu’est-ce que vous faites là ?
Du haut de son mètre soixante-cinq, Amelia semblait aussi à l’aise au sous-sol de l’institut médico-légal que lui dans le caniveau. Elle jeta aussitôt un œil intéressé au pansement qui trônait sur son appendice.
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