— Ça fait longtemps que je vous cherche, dit Paul.
— Fallait pas.
— Ma mère ne parle jamais de vous. Je voulais vous voir, pour être sûr que vous existiez…
— Eh bien, tu me vois, rétorqua son père.
— Oui…
Paul eut un rictus ennuyé. Son père ne lui facilitait pas la tâche.
— Vous ne voulez pas savoir ce que je deviens ?
— Bah… (Preston ne cacha pas son embarras.) Écoute… Ta mère, je l’ai à peine connue. Toi jamais. Je vois pas ce qu’on peut bâtir là-dessus.
— Je ne sais pas, acquiesça Paul. Peut-être qu’on pourrait apprendre à se connaître. Un peu…
— J’ai du travail, rétorqua Preston. J’ai pas le temps. Une autre fois peut-être.
Il fit un geste pour s’en aller.
— Vous êtes mon père, insista Paul. Je voulais juste qu’on…
— Te fatigue pas, coupa le maçon. Va bien falloir que tu te mettes ça dans le crâne : j’ai pas besoin de fils.
Ses mots étaient des couteaux.
— Désolé, mon gars…
Todd Preston lui serra la main dans un au revoir qui sentait l’adieu à plein nez, avant de filer rejoindre les copains qui attendaient un peu plus loin.
La pluie tombait sur le trottoir. Les yeux trempés, Paul ne bougeait plus.
« Qui c’était ? » il entendit depuis le coin de la rue.
« Oh ! rien… »
D’un haussement d’épaules, son père invita les autres à poursuivre leur chemin. Les ouvriers disparurent bientôt sous la bruine, abandonnant au trottoir un voile d’indifférence.
Paul resta un moment devant la grille du chantier, les mains dans les poches, à contempler le vide. Son père n’avait pas voulu lui parler, encore moins le connaître. Paul ne valait même pas un café dans un bistrot, même pas un dollar… Il ne valait rien.
Une bourrasque balaya la rue sale, comme un avant-goût de ménage dans la vie…
Paul passa l’après-midi dans les bars de la banlieue, du moins dans ceux qui voulaient bien lui servir de l’alcool, à fumer des cigarettes. La tête lui tourna très vite mais il boirait jusqu’à ce qu’il n’ait plus un dollar en poche, jusqu’à ce qu’il oublie l’existence de ce salaud et la sienne par la même occasion. Les piliers de comptoir venaient lui postillonner leurs sentiments sur sa présence ici, Paul les envoyait balader avec une méchante envie de faire mal. De se faire mal. Cela ne tarda pas à se voir sur son visage : un pakeha laiteux qui devait friser le quintal le retint bientôt par la manche.
— Dis donc, le morveux ! On t’a jamais filé de correction ?
— Non. Et c’est pas une bouse comme toi qui vas commencer.
Paul était déjà musclé mais il ne faisait pas le poids face à ce type de brute. D’autant qu’il ne frappa pas le premier : l’homme lui décocha un direct en pleine face, qui l’envoya cogner contre le mur. Paul se releva, titubant de rage, et comme un pilier de rugby fonça dans le tas. Il se fichait des coups, ce n’est pas eux qui faisaient mal. Il voulut frapper le soûlard, qui para ses coups trop désordonnés avant de le faire chuter. Paul mordit de nouveau la poussière, sous les rires goguenards des clients. Le barman s’interposa :
— Ça va, mec ! dit-il en lui tenant les bras. Maintenant tu t’en vas.
Le barman cherchait plutôt à l’épargner mais ça non plus, Paul ne le comprenait pas. Il était soûl et triste. Il voulait se punir pour une faute qu’il n’avait pas commise mais le monde le laissait impuissant, à son sort de bâtard ignoré de tous.
La nuit tombait sur la banlieue quand on le jeta dehors. Un goût de sang à la bouche, et de détresse. Paul enfourcha son vélo volé, compagnon de misère, et maudissant la terre entière pour ne pas pleurer, regagna Red Hill. Sa machine zigzaguait sur l’asphalte. Douze bières, ça commençait à faire lourd les retrouvailles…
Paul errait sur l’avenue, la tête pleine de ressentiments, lorsqu’il vit l’attroupement qui s’était formé derrière l’arrêt de bus. Il freina à hauteur. Un peu plus loin sur le terrain vague, des jeunes du quartier encerclaient une fille, qui leur renvoyait des regards assassins : Hana. Portés par le nombre, les gars la bousculaient, la traitaient de petite pute, encouragés par un lot de filles parmi lesquelles les sœurs Douglas.
Hana se défendait mais elle semblait terrorisée. Une des sœurs lui cracha au visage.
Paul lâcha son vélo.
Visiblement on avait dévissé l’idole : Hana se traînait maintenant dans la boue, c’était la fin de l’hiver et il y en avait partout, elle se traînait comme une saloperie de ver de terre, sale et sanguinolente. Une main la saisit par l’épaule et l’envoya valdinguer sur le no man’s land :
— Va t’essuyer, salope !
Les types étaient six, des gars du coin. Dooley et sa bande. Hana eut beau se protéger, une volée de cailloux s’abattit sur elle. « Va t’essuyer, salope ! » Pour ça, les filles y allaient de bon cœur. Paul se tenait au milieu de la petite foule haineuse, les oreilles bourdonnant de jurons. Hana reculait, effrayée, couverte d’immondices. Les cailloux ricochaient contre ses chaussures, d’autres faisaient mouche ou s’écrasaient dans la bouillasse : les voix grandissaient, grossissaient, formaient une meute en chasse tandis que la métisse pataugeait, maladroite, pleurant le sang qui lui dégoulinait de la tête.
— Qu’est-ce qui se passe ? balbutia-t-il à l’une des sœurs Douglas.
— Cette pute s’est envoyé mon mec ! siffla-t-elle en retour. Et aussi celui de ma sœur !
À ces mots, Paul se sentit mal ; le terrain vague tourbillonna tout à coup, la tête lui tournait, on lui mordait le cœur, il pouvait à peine respirer, il avait une boule dans la gorge, il prenait feu, ses circuits grillaient et derrière les voix criaient, vomissaient : fous le camp !
La tête vide absolument, ou alors pleine de bulles écarlates, Paul saisit un caillou à terre et le lança de toutes ses forces : tac ! Dans la hanche !
Hana avait fait une ridicule contorsion avant de s’enfuir, toute de boue et de crachats, poursuivies par les jets de pierre qui pleuvaient sur elle bien après qu’on put l’atteindre…
Tac ! Tac !
Un poing cogna à la porte de la chambre. Allongé sur son lit, Osborne fixait le plafond. L’ombre d’Hana se terrait dans les angles.
— Paul ! criait la voix derrière la porte. Paul Osborne !
Il ne bougea pas de son nuage cotonneux. Une odeur familière s’épanchait dans la chambre, aérienne : formant une mare sur la tablette, la bouteille de rhum gisait sur le flanc. Responsable de ce génocide, assise sur la table, Globule jaugeait l’homme qui émergeait depuis le lit.
— C’est moi ! insistait la voix. Tom !
Il était dix heures du matin et, malgré les analgésiques, son nez lui faisait mal. Osborne consentit à enfiler l’un de ses pantalons noirs et ouvrit, les yeux pleins de papillons.
Culhane n’avait pas l’air beaucoup plus frais.
— Désolé pour le réveil mais… (il fronça ses sourcils orange) : dis donc, qu’est-ce qui est arrivé à ton nez ?
— Il est tombé.
— Hein ?
Tom entra timidement. Dans la pénombre, la chambre, pire que rangée, paraissait comme inhabitée : pas une affaire, pas un papier ni le moindre effet personnel qui traînait. Il n’y avait qu’une mallette fermée au pied du lit. Il vit alors le sang sur l’oreiller…
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